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Du combat spirituel à la déification : Recension par Marion Duvauchel

Jean-François Froger, Du combat spirituel à la déification, Éditions grégoriennes, 2019
Recension
Marion Duvauchel

Publié il y a bientôt six ans, Du combat spirituel à la déification est la mise par écrit d’un cycle d’enseignement donné dans le cadre d’une retraite animée au monastère de Cerfroid, pendant trois années consécutives. L’objectif affiché en était de « disposer les cœurs et les âmes à une « rencontre » où « la fine toile qui nous sépare de la connaissance véritable de la divinité pourra être brisée » (p. 136). Avec ce livre, l’enseignement d’abord réservé à quelques-uns est ouvert à tous ceux qui sont disposés à « l’entendre » c’est-à-dire à le laisser retentir dans leur cœur et leur intelligence, à le laisser mûrir aussi et donner du fruit.

Pour comprendre l’objectif énigmatique de ces trois retraites, il faut commencer par la mi-temps du livre : un long passage in extenso de saint Jean-de la Croix, dans lequel notre saint patron des mystiques décrit précisément les trois « toiles » qui nous séparent de Dieu. Les deux premières toiles qu’il faut briser, toute l’histoire de l’ascèse chrétienne nous en donne le rude mode d’emploi : vendre ses biens pour les donner aux pauvres, se raser ou de se couvrir la tête avant de se cloîtrer, passer de longues heures en prière, jeûner, se mortifier. La voie de saint Jean est la voie de l’amour et l’ascèse de son siècle n’est plus la nôtre.  
J. F. Froger propose une voie de connaissance qui implique un autre type d’ascèse et de renoncement : elle invite à une conversion de l’intelligence.

La piété nous presse de changer de conduite pour abandonner les convoitises de ce monde (…). Elle ne nous presse pas moins de changer de conduite en ce qui concerne l’intelligence », tout simplement « parce que la corruption de l’intelligence est invisible et insensible ».

Il faut briser la toile qui empêche l’intelligence humaine de communiquer avec l’Intelligence souveraine, l’Intelligence divine, dans un échange sublime qui est une union et que saint Jean de la Croix appelle « une rencontre ». Il faut libérer l’intelligence de la toile qu’elle a construite elle-même, toile d’idées fausses qui l’enserrent et l’empêchent d’entrevoir la Bonté, de l’Amour, la Beauté de Dieu. Il faut en particulier « sortir de la pensée expérimentale et des modèles intellectuels forgés par des siècles de réussite matérielle et technique (…) de cette sagesse conduisant au nihilisme, au transhumanisme dont l’image la plus sûre est celle des cadavres embaumés dans les pyramides ». (p. 224).

La vraie mort n’est pas la mort biologique mais la mort spirituelle, et le plus grand obstacle« est en nous-mêmes, dans la façon dont nous écoutons et comprenons ». Mais aussi dans la façon dont nous recevons, à commencer par la vue réelle du péché, qui est « notre incapacité d’être dans la foi et la justice ». Douloureuse expérience, mais salvifique puisqu’elle fait entrevoir l’Amour de Celui qui enlève le péché du monde. Il faut donc comprendre la nature même de ce péché à travers les images qui nous informent : le sens de la nudité honteuse d’Adam et Eve, la « chair de péché » qui est la nôtre. Toute une exégèse est développée qu’il nous suffit de suivre et de méditer.

Cette libération, qui est délivrance et guérison requiert d’abord un combat. C’est l’objet des quinze premiers entretiens. Qui combattre ? les « principautés et des puissances mauvaises ». « Au cœur de la recherche scientifique se cachent de féroces démons ». Nous commençons à voir les fruits mauvais des énergies mauvaises libérées dans l’histoire, de « ces esprits rebelles qui suscitent toujours la même convoitise vers une intelligence parfaitement auto-référente ».

Le remède, c’est de se renier soi-même. Première toile à briser. Suivre le Christ implique l’expulsion du démon mais aussi la crucifixion de l’homme intérieur et de ce à quoi il s’est identifié.

Ces chapitres/entretiens n’éclairent pas seulement les images du combat que fournit saint Paul – l’épée de justice, la cuirasse, les chaussures, le bouclier, le glaive, ils sont aussi destinés à éclairer « le rôle du monde angélique qui se révèle dans la lecture croisée des Écritures et de l’enseignement de Jésus ». C’est précisément cette lecture croisée qui nous est proposée en s’appuyant sur une grande diversité de thèmes reliées entre deux : le don de force et de ce qu’il signifie ; les conditions de l’amour fraternel et du monde qui vient… Comme un prisme qui réfléchit la lumière par tous ses côtés.

L’auteur rappelle encore s’il en est besoin que « les Écritures ne manipulent pas des abstractions mais des images », c’est le sens des images qui nous est restitué toujours accompagné des passages de la Torah ou de l’Évangile, traduits au plus près du texte araméen de départ et de la trace orale. ». « On ne peut comprendre la parole sans un don divin d’une inspiration angélique juste ». C’est tout le sens de la parabole du semeur, fondée sur « un schème universel dans les Écritures, à savoir le cycle des six jours de la Création » (p. 175) Car « penser la Création » est l’une des ambitions du bibliste, mais six pages, ce n’est pas assez et pour ceux qui ont soif, il y a Le livre de la Création. 

Cette deuxième suite de quatorze chapitres touche plus précisément à la « connaissance de Foi ». C’est donc les images qu’il faut contempler, à commencer par celle du Temple, « présence divine avec le peuple, dont la connaissance commence avec Moïse » et qui fonde la notion de « grand-prêtre.

Ceux qui ont lu les ouvrages majeurs de Jean-François Froger (La couronne du grand-prêtre, le livre de la nature humaine et le Livre de la Création) peuvent retrouver là ce qu’il y a développé en s’appuyant plus largement sur la logique quaternaire. Ceux qui n’ont pas ouvert cette « somme en trois volumes » disposent là d’une excellente introduction à cette « nouvelle apologie du christianisme » (pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages).

Sous une forme un peu « étoilée », on retrouvera ou l’on découvrira la signification de la circoncision ; pourquoi les disciples ne pouvaient comprendre l’enseignement de Jésus qu’une fois qu’Il était ressuscité ; le paradoxe du Temple, dont le modèle est la « seule image pédagogique à notre disposition et qui est une la représentation terrestre de la réalité céleste qui est la présence de Dieu parmi les hommes » ; que les sexes n’ont pas leur sens dans leur fonction biologique, (ce qui feraient de l’homme et de la femme des animaux), mais qu’ils sont signes d’une différenciation créatrice figurée à travers ce Temple, la maison du Père ; qu’il est la figure de la nature humaine qu’il nous faut comprendre pour devenir authentiquement des disciples et « être engendrés de Dieu ».

Ce Temple dont il faut chasser les marchands, comme il nous faut les chasser de notre cœur.

L’image essentielle de cette deuxième suite d’entretiens n’est plus la toile à briser, mais le voile qui couvre le visage de Moïse, et nous suivons le « plus grand des prophètes » à partir de la lecture de l’Exode au chapitre 34.

La troisième partie est le volet plus anthropologique, dans une tonalité plus nerveuse. « Tous les refus que Jésus a essuyé viennent de la préséance donnée à l’interprétation philosophique des Écritures et de la liturgie du Temple ou encore selon l’interprétation mondaine des scribes et des pharisiens » qui ont remplacé la Torah par la coutume. Les imaginations philosophiques comme aussi les apports d’une anthropologie évolutionniste (donc darwinienne) font partie de cette « toile » qu’il faut laisser brûler pour permettre une « rencontre ». Cette troisième partie est aussi l’occasion d’abattre quelques idées répandues, voire quelques sottises, sur l’idée de religion, l’existence de Dieu, sur le rituel, la loi et son principe pour la vie des hommes et la question de l’autorité et de sa source.

C’est encore et toujours la question de la connaissance qui est posée, et de la révélation dans la connaissance humaine. C’est saint Pierre Chrysologue qui vient cette fois à l’appui :

 « La connaissance de Dieu est maintenant dans la pâte : elle se répand sur les sens, elle gonfle les cœurs, augmente les intelligences, et comme tout enseignement, les élargit, les soulève et les épanouit aux dimensions de la sagesse céleste. Tout sera bientôt levé. Quand ? A l’avènement du Christ ».

Là où il y a connaissance, il y a enseignement et il y a parole. Ce qui donne la vie, c’est la conformité à la parole divine, parce que c’est elle qui donne la vie. Les choses cachées depuis la fondation du monde sont révélées aux petits et aux humbles, ceux dont l’intelligence n’est pas ligotée par cette toile qui empêche de laisser passer la Lumière et de la désirer.

La première toile que décrit saint Jean de la Croix est temporelle. La deuxième toile est naturelle, elle fait « division » entre Dieu et l’âme. Une fois spiritualisée et déliée, alors la Divinité se laisse apparaître à travers elle. La troisième toile que saint Jean décrit, moins rigoureuse, est dite « sensitive », c’est celle qui comprend l’union de l’âme et du corps. La vraie mort n’est pas la disjonction de l’âme et du corps, la vraie mort est spirituelle.

Quand les trois toiles sont brisées, alors l’homme entre dans la Vie.

Jésus sauve pour la déification de l’homme. Il n’est venu que pour cela. Le combat spirituel n’a de sens qu’en vue de ce projet divin, de cette volonté divine à laquelle il nous faut librement consentir parce que cette volonté est souveraine Intelligence et Amour souverain et elle est exprimée dans l’une des clauses de la prière bien connue des chrétiens : « Que Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». 

La volonté de Dieu, c’est le salut de l’homme, donc la divinisation de la nature humaine corollaire de la déification de l’âme « ce joyau ». C’est ce que dit la théologie.

Encore fallait-il qu’on s’employât à le démontrer.

Voilà, on s’y est employé, on salue, on rend grâce !

Moïse et Œdipe : Recension par Marion Duvauchel

Moïse et Œdipe, Jean-François Froger, Éditions Grégoriennes, 2024
Recension
Marion Duvauchel

C’est parce que, dans ce qu’on appelle les « mythes », les hommes projettent des données internes lorsqu’ils parlent des « « dieux » ou des « divinités », qu’Œdipe est « une source de connaissance de première grandeur » : c’est le premier des partis pris du dernier livre de J.F. Froger. Et puisque le mythe d’Œdipe vient de la Grèce, plutôt que se plonger dans la lecture de la Métapsychologie de Sigmund Freud ou dans Moïse et le monothéisme, relisons donc les tragédies de Sophocle (Œdipe roi, Œdipe à Colone), la source première du mythe bien avant les élucubrations des psychanalystes viennois. Car « Freud a rendu très célèbre le meurtre d’un père (Laïos) en faisant jouer inconsciemment l’horreur du parricide, mais en promouvant cet exemple comme un paradigme universel : tout fils devrait vouloir au moins inconsciemment, tuer son père et épouser sa mère. Il fait oublier que ce meurtre et cet inceste sont dans leur principe le résultat de la volonté meurtrière du père sur son fils nouveau-né, avec le consentement de la mère ». (p. 227). Funeste oubli qu’il convenait de réparer.

Le mythe, nous dit-on dans ce livre,parle de structures inconscientes en l’homme, et des structures qui ne varient pas ». Ce n’est pas tout de le dire, il faut expliquer. Deux questions se posent : « tous les comportements sont-ils liés à la vie psychique ? Tout comportement est-il interprétable « ? À la première question, la réponse est non. Tiens donc, il existerait des comportements tout à fait indépendants de la vie psychique ? Chez l’homme, tous les comportements signifiés par des signes corporels sont liés à la vie psychique et c’est pourquoi quand nous voyons un homme, nous voyons « une âme ». Le mythe reflète l’état de l’homme mais dans « une sorte de moyenne universelle ». Le « parti pris » va donc consister à regarder les images du mythe, à tenter d’en comprendre le sens et pour le cas qui nous occupe, répondre à la question :  de quoi Œdipe est-il donc la figure ?

La question engage aussi la philosophie. « On ne peut parler d’homme qu’au moment où potentiellement la conscience et la liberté sont possibles ». C’est ce à quoi la philosophie classique, globalement, a tenté de répondre jusqu’au moment où elle a abdiqué, frappée en son cœur même par ce que Freud appelait les blessures narcissiques : Marx, Darwin, et … Freud lui-même. Avec Moïse et Œdipe, foin de blessures narcissiques, foin de toute la littérature psychologique et psychanalytique supposée nous éclairer sur nous-mêmes et nous aider à vivre, il faut réfléchir : « Le seul problème psychologique consiste donc à déterminer, à connaître, la forme psychique permettant une telle naissance. C’est ce passage-là qui réordonne toute la vie antérieure et lui donne un sens. Sinon, il n’y a aucun critère de santé psychique ». Et le mythe d’Œdipe nous offre une image de ce passage et même tout le récit de la naissance à la mort conduit à ce passage, qui est une « assomption ».

Doit-on poser a priori un modèle conceptuel de l’Homme pour analyser son comportement à l’aide de ce modèle ? Peut-on se passer de modèle ? La question n’a rien d’oiseux, elle est même l’occasion de mettre deux ou trois choses au point : non, nous ne sommes pas des animaux récepteurs. A côté des découvertes précieuses (le style oral), l’idée que Marcel Jousse imposait comme une nécessité théorique – l’homme est un composé humain- est erronée. Et pour cause, ce serait admettre que l’homme est (n’est que) ce fameux animal raisonnable ayant un corps et une âme, héritage d’Aristote assumée dans la philosophie scolastique, stérilisante sur ce point car alors « aucune synthèse ne peut plus rendre compte de son unité ». Piégée au fond de cette impasse, l’anthropologie chrétienne s’y est enlisée.

Il faut donc lire le mythe selon la méthode de M. Froger : une interprétation qui tienne compte de la symbolicité des images pour répondre à la question « de quoi Œdipe est-il le symbole « ? Pour cela, seront examinées et expliquées les « images « constitutives de cet improbable et inconfortable récit, de la naissance à la mort : « les pieds du roi », « La mère d’Œdipe », « Le choix ou la flèche d’Apollon », « la Sphinge », autant de chapitres. Mais aussi : « Les bâtons et leur usage », où apparaît plus nettement la méthode comparative. Œdipe, contrairement à Moïse, ne soupçonne pas l’usage vrai du bâton. Il s’en sert d’abord comme arme (comme on se servirait d’un gourdin) pour tuer le gêneur qui lui interdit le passage, (et qui s’avère être son père génétique) puis comme bâton de vieillesse, comme « soutien à sa déficience génétique ».

Puisqu’il est question de la vie psychique, il faut examiner les conditions et circonstances de la naissance et les « décrets de mort » qui pèsent sur celles-ci : pas seulement sur celle d’Œdipe (Œdipe à Colone) ou même sur celle de Moïse mais aussi sur celle de Jésus. Chapitre essentiel qui nous donne un premier « modèle » de la vie affective humaine, tiré de l’interprétation des images qui organisent la mort d’Œdipe, comme autant de symboles inconscients de cette vie affective : le liquide (l’inconscient), le texte (la rationalité) et le contrat (la vie sociale).

Comme nul ne saurait l’ignorer, pour naître, il faut la mère, mais il faut aussi le père. Or, ce que la doctrine freudienne a passé sous silence, c’est la faute à l’origine de cette tragédie : l’amour homosexuel de Laïos, le père d’Œdipe. C’est l’objet en particulier du chapitre XIII, « Faire face à la Sphinge », chapitre audacieux pour ne pas dire risqué, (chapitre un peu technique aussi) puisqu’il s’agit de montrer comment le mythe « dévoile subtilement une relation entre l’inceste et l’homosexualité » en même temps qu’il fournit « une description des fondements psychiques de l’homosexualité en tant que refus de la conception, puis refus du concept et débordement des représentations mentales ». L’homosexualité, nous dit l’auteur, c’est le refus de l’altérité dans la distinction. Si Laïos refoule sa transgression, Œdipe accomplit le refoulement de ce refoulement. Il ne lui restera plus qu’à s’aveugler à son propre aveuglement, dans une image à la structure symétrique et inverse. Ouf…

Et Moïse ?

Bien des chapitres sont en effet consacrés au malheureux roi de Thèbes et déploient pour chaque symbole ou événement de sa vie malheureuse une analyse minutieuse. C’est qu’il faut libérer Œdipe de Freud, ce n’est pas la moindre des vertus et des ambitions de cet ouvrage. C’est aussi que le mythe grec ne se comprend pleinement qu’au regard de l’autre système d’images, celui de la Révélation. Il y a de la pédagogie dans cette exposition en seize chapitres et elle a à voir avec les partis pris de l’auteur. Ainsi, la Sphinge et le Buisson ardent sont les deux figures antinomiques de l’homme confronté à l’énigme de sa propre nature. Œdipe nous révèle l’homme œdipien : celui « qui prend sa raison dévoyée pour sa propre inspiration ». Moïse montre le processus de libération (ch. XIV) qui commence avec la « Sortie d’Égypte » où l’on voit repris un ensemble d’images avec lesquelles nous sommes désormais familiarisées, puisque nous avons parcouru les trois quarts du chemin et des chapitres.

Comme le souligne le préfacier ( le père Saez), trois langages s’éclairent ainsi réciproquement : celui du mythe grec, celui de la figure mosaïque et celui qui est propre à la Révélation chrétienne. « Le langage employé par l’homme achevé pour se faire comprendre de ceux qui ne le sont pas est précisément le langage symbolique, parce que ce langage est celui même de l’âme-en- relation-au-monde ». C’est le langage de Jésus, mais c’est aussi le langage des images de la Révélation.

Nous pouvons alors suivre « l’itinéraire des plaies », itinéraire de régénération de la totalité du psychisme humain décrit selon la structure que les lecteurs de M. Froger connaissent : la structure quaternaire. Cet « itinéraire » nous fait parcourir, par étapes, un chemin de connaissance qui est un chemin de guérison, et donc de liberté.

Ce livre s’adresse à tous ceux qui ne consentent pas à l’idée de l’homme imposée depuis que ces trois plaies mentionnées plus haut, enfoncée dans les flancs de l’histoire et de la pensée,  les gangrènent; il est une antidote pour ceux qui cherchent une issue à l’impasse où la méchanceté des hommes a jeté l’anthropologie ; il s’adresse plus simplement à ceux qui auraient envie de relire Sophocle avec une clé herméneutique nouvelle ; il intéressera tous ceux qui s’intéressent aux voies du symbole et qui cherchent souvent dans des gnoses chimériques une réponse imaginative à de vraies questions ; il s’adresse surtout à ceux qui ont envie de mieux comprendre leur tradition chrétienne, à travers la Révélation et les images qui ordonnent cette Parole énigmatique souvent bien mal comprise et plus souvent encore mésinterprétée.

Il s’adresse surtout à tous ceux qui, un jour, ont senti peser sur leur existence humaine l’ombre sinistre de ce « décret de mort » et qui ont aspiré à s’en voir libérés, c’est-à-dire à une nouvelle naissance.

« Il faut donner l’occasion à une liberté de naître ».

Je suis d’accord.

Ce livre en donne l’occasion.

Une nouvelle apologie du Christianisme : Recension par Marion Duvauchel

Jean-François Froger, Une nouvelle apologie du christianisme, éditions Grégoriennes, 2022
Recension
Marion Duvauchel

Depuis des lustres, l’Église s’évertue à défendre l’alliance de la foi et de la raison sans réussir complètement sa démonstration. Probablement parce que l’opposition que des siècles de réflexion sur la question ont fini par imposer n’est pas aussi pertinente qu’il y paraît. Il faut donc qu’elle recouvre une autre structure agonistique : celle de la Révélation et de la logique. Mais il n’est pas aisé de bousculer des siècles de réflexion théologique. C’est pourquoi « une nouvelle apologie du christianisme » n’est ni un vain titre, ni un travail vain. Et puisque l’on nous affirme que « la droite raison démontre les fondements de la foi », l’auteur insiste sur ce point de son travail : « de bien définir de quoi il s’agit lorsqu’on parle de raison, de « droite raison et de connaissance par la foi ». Il me semble qu’il a raison et qu’il était temps !

L’idée au fond est simple : la raison n’est pas indépendante de la Révélation, mais pour le comprendre il faut oublier la perspective héritée d’Aristote, celle d’une logique binaire.  C’est le présupposé massif de M. Froger depuis une bonne cinquantaine d’année, armature d’une conception nouvelle concernant la place centrale de la logique dans la compréhension des Écritures et l’idée que la Révélation est exprimée dans une logique « quaternaire » correspondant aux « structures logiques sous-jacentes à la pensée hébraïque inspirée ». Toute la connaissance humaine serait ainsi descriptible par une structure relationnelle quaternaire. Cela demande déjà quelque effort mais cela est audible et cela a été présenté dans la plupart de ses travaux de bibliste et en particulier dans ce qui constitue une sorte de « somme » : Le livre de la Création, Le livre de la Nature humaine, et La couronne du grand-prêtre.

Mais avec Une nouvelle apologie du christianisme », dont le sous-titre est expressif – propos pour une logique intégrale » – il s’agit d’aller plus loin encore. Une logique intégrale ne rend pas seulement compte de la connaissance, elle doit rendre compte aussi de la Vie ; il s’agit donc de montrer que la vie obéit, elle aussi, à la logique, puisque la Vie éternelle, c’est de Te connaître. Il faut donc que la logique soit compatible avec la vie, parce que Jésus se décrit comme étant précisément « la Vie. La logique quaternaire est la logique de la vie, la logique qui gouverne la réalité et celle qui gouverne l’expression de la Parole, et c’est une logique du Bien, parce que, comme le rappelle le père Saez dans sa préface, il n’y a pas de logique du mal.

Mais ce n’est pas tout de le dire, il faut l’établir, c’est là que les choses se corsent.

Dans un tableau d’ensemble, le préfacier a regroupé sous la forme d’un tableau la « Quaternité de la vie humaine » telle qu’elle est développée dans une sorte de première partie du livre (les vingt premiers petits chapitres) : c’est un grand service qu’il rend au lecteur. Lire avec attention le plan détaillé placé à la fin peut aider à une intégration plus facile de données parfois complexes. Et la première partie consiste à déployer cette logique avec la précision qui est le propre de l’auteur, réassumant des concepts que nous connaissons bien : la personne, la liberté, les formes du monde, la nature, l’unicité et la multiplicité. Mais dans une structure inhabituelle, complexe sans aucun doute, parfois technique, inutile de le nier, mobile car elle offre des points de vue différenciés, un système cohérent qui ouvre des perspectives nouvelles pour comprendre la source de la liberté humaine, admettre que cette source est inconnaissable en dehors d’une révélation.  Et que cela rend compte de ce qu’on a coutume d’appeler « la personne ». On trouve donc dans cet ouvrage une juste appréhension de ce qu’est l’intelligence, de ses opérations essentielles ; une juste appréhension de la parole et du langage (et du malheur de vivre dans une parole pervertie) ; on y trouve une définition de l’analogie d’une précision quasi maniaque, prolongée dans la notion de figure. Et c’est là que les choses se compliquent un peu puisqu’elles commencent à apparaitre exprimées selon un formalisme qu’on peut trouver rebutant.

Tous ceux qui ont lu Balzac ou Victor Hugo le savent : il est parfois sage de passer quelques pages de descriptions plutôt que d’abandonner le livre. C’est une liberté que l’auteur, avec sagesse, concède à son lecteur pour les aspects techniques. En première lecture seulement. Il en faut donc une deuxième, et sans doute même deux autres encore. C’est que si les Écritures sont un jardin, on n’y entre pas sans quelque préparation, à commencer par une purification de « notre usage de la langue et de notre accès à la parole ». Car l’outil premier du langage, c’est l’analogie. Or, il est impossible de parler de logique hors d’une langue et d’un système de signes, et ce système de signes, même lorsque nous le maîtrisons fonctionne dans la réalité que la théologie a appelé « la chute ». Mais au-delà des déficiences de l’intelligence humaine, la réalité appréhendée représente elle-aussi une difficulté. Il est une loi formulée clairement : « pour entrer dans un discours de type logique, il convient de distinguer la structure du discours d’avec la structure de ce qu’il décrit ». L’intelligence met de l’ordre dans la perception des choses en les nommant, c’est-à-dire en fabriquant des classes d’objet et elle met de l’ordre dans les relations que les choses entretiennent entre elles. Ainsi en pédagogue avisé, l’auteur nous entretient du travail même de l’intelligence, dans ses essentielles opérations, dont la première consiste à créer des distinctions. Et ce travail de l’intelligence se fait dans la parole, qui fait partie de l’essence de l’homme. Il est bon de le rappeler dans un monde de bavardage où l’on déparle le plus souvent, et où l’on croit que la communication, c’est de la parole.

Décrire un système ne suffit pas, il faut en montrer les applications. S’il y a une première partie (l’exposé du système) il y a nécessairement une seconde partie : c’est celle qui présente plusieurs applications de la structure mise en évidence et précisément décrite. Plusieurs analyses logiques sont proposées, d’abord selon la logique ternaire (les tentations au désert, l’échelle de Jacob) puis selon la logique à la fois ternaire et quaternaire.

Ainsi, l’épisode de l’échelle de Jacob fournit un exemple de représentation imagée qui porte en particulier sur la source de la liberté, sur l’unicité de la personne humaine. L’analyse montre la transformation que doit subir Jacob pour devenir le père de ceux qui auront YHVH pour divinité (p. 176 et suivantes).

La troisième analyse logique est celle de la guérison de Bethsaïda et la signification de l’aveuglement spirituel dont la cécité est en quelque sorte la « figure ».

Suit une « application approfondie » (24, p. 200 et suivantes) : celle qui porte sur les états du corps de Jésus, où toute la structure quaternaire est en jeu, pas seulement la logique ternaire. Ce corps se montre selon trois états : le corpus natum, le corpus surrectum et le corpus sessum. Un même corps exprime la manifestation de la Parole divine dans le monde, mais sous trois formes qui en montrent des aspects différents. Voilà qui pourrait contribuer à renouveler toute la théologie et qui sait, convaincre avec des arguments de type logique tous ceux que rebutent la langue appauvrie et bavarde qui nous asphyxie. Et apporter des éclairages nouveaux sur le mystère de ce corps « passe-muraille » et de la formule « qui siège à la droite du Père ».

Et enfin, en dernière apparition mais non la moindre, l’épisode des noces de Cana constitue là encore un domaine d’application des structures à la fois quaternaires et ternaires, occasion pour l’auteur de montrer la structure de la famille et « la nature du contrat liant un homme et une femme pour qu’il soit réellement possible de « faire de l’homme » (p. 225). C’est d’actualité…

Ajoutons que, enfin, nous est proposé une analyse pertinente et recevable du mot de Jésus à sa mère et de la réponse inspirée de la sainte Vierge (faites ce qu’Il vous dira), échange qu’on avait fini par renoncer à interpréter vu que cela ne convainquait personne.

Il ne faut rien omettre de lire, en particulier l’exergue du pape Benoit XVI (21 mars 2007) et cette formule inoubliable : « le Christ est la vérité, non la coutume ».

La Quaternité de la Vie, qui obéit à la logique du Verbe divin, (le Logos de notre système conceptuel), c’est l’objet de de ce livre. Un peu technique bien sûr, mais parce qu’il s’adresse à un public différencié : il y en a qui aiment la logique et que le formalisme mathématique ne rebute pas ; il y en a qui font comme avec les descriptions de La Comédie humaine, ils passent ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui les ennuie, ils y reviendront plus tard, en deuxième lecture. Il y a ceux qui trouvent cela vraiment par trop technique, et c’est à eux que s’adresse cette recension, en espérant qu’elle les aidera à surmonter les difficultés inhérentes à une pensée radicalement nouvelle, qui exige une transformation du lecteur.

Et il y a ceux qui, comme moi, se résignent à ne rien comprendre à la démonstration mathématique en trois pages de Robert Lutz intégrée dans « une nouvelle apologie », et qui espèrent que cela n’hypothèque pas leur compréhension de ce qui est essentiel.

Le protocole d’accès nous est d’ailleurs donné dans les dernières lignes de l’exergue :

« Prie avant tout pour que les portes de la lumière te soient ouvertes, parce que personne ne peut voir et comprendre, si Dieu et son Christ ne lui accordent pas de comprendre. » (Dial,7,3).

L’accès à la connaissance est aussi une affaire de prière.

Les marchands du Temple

Homélie du Fr. Jean-Sébastien, ocd
Dimanche 3 mars 2024
3e dimanche de Carême – Année B

Jn 2, 13-25

Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : L’amour de ta maison fera mon tourment. Des Juifs l’interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquèrent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais lui parlait du sanctuaire de son corps. Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. Pendant qu’il était à Jérusalem pour la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il accomplissait. Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous et n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ; lui-même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme.

En ce 3e dimanche de carême, la liturgie nous offre un passage de l’évangile selon saint Jean très énergique. C’est ce passage de l’évangile qui a été pour moi l’adhésion complète de mon intelligence en Jésus vrai Dieu et vrai homme, trente ans auparavant, et je ne cesse de rendre grâce. Pourquoi, la douceur de Jésus s’exprime avec autant de force ? Jésus exerce la vertu de force pour provoquer un changement : « Cessez de faire de la maison de mon père une maison de commerce. ». L’enjeu est de taille : c’est la « mort du Dieu » de Vie qui a pour conséquence inéluctable la mort de l’homme. Ce geste et les paroles, à la fois concrets et spirituels, constituent un signe prophétique. Nous voyons aisément le geste mais bien difficilement le signe prophétique ! Aussi que l’attitude de Jésus ne nous fasse pas oublier que le Temple en lui-même est aussi un signe prophétique et que les sacrifices opérés dans ce Temple sont aussi des signes prophétiques.

Pourquoi les judéens falsifiaient la fonction du Temple selon le modèle révélé à Moïse par Dieu sur le Sinaï (Ex 25, 9) et sa réalisation matérielle avec Salomon (1 R 6-7 // 2 Ch 3-4). Qu’est-ce que révèle le Temple ? Le Temple révèle la structure de la nature humaine, en même temps qu’il révèle le mystère de la présence de la divinité (Ex 25, 8) et la donation du modèle du Temple au Peuple par la médiation de Moïse est une pré-incarnation du Verbe. Le Temple est destiné à réapprendre à l’homme déchu la présence divine, dont il était exclu depuis la sortie de l’Éden, dans sa chute originelle. En définitive, le Temple est une figure de l’habitation de Dieu parmi les hommes (1 R 8, 10-13). L’homme doit se découvrir capable de parler à Dieu et pas à n’importe quelle divinité, c’est celui du Mont Sinaï (יהוה)[1]. Pour que l’homme prenne conscience de cette capacité perdue, il lui faut contempler et agir liturgiquement dans la structure du Temple.

Le Temple révèle dans sa liturgie la structure de la nature humaine. Le Temple a une structure visible dans son architecture. La nature humaine y est décrite par cette structure architecturale, nous avons le {parvis des femmes, parvis des hommes, Saint, Saint des saints} ou bien, dans un langage équivalent, en nommant les lieux par leurs fonctions, nous avons le {féminin, masculin, sacerdotal, grand sacerdotal}. Le Peuple de l’Alliance, constitué par la circoncision, entre dans le Temple par la porte du parvis des femmes. Ensuite les hommes, les prêtres et le grand prêtre peuvent franchir la porte de Nicanor, entre le parvis des femmes et le parvis d’Israël, et les hommes y demeurent. Les prêtres et le grand prêtre passent auprès de l’autel où ils devront faire des sacrifices et ils entrent dans le sanctuaire, le Saint, par le vestibule. Les prêtres y pratiquent leur service (la liturgie quotidienne). Enfin, le grand prêtre pénètre seul dans le Saint des saints en passant derrière le voile séparant le Saint du Saint des Saints. Si donc le Temple est la maison de Dieu, il révèle l’acte de gouvernement divin qui est d’organiser la nature humaine en quatre catégories, distinctes concomitantes, non-vides.

Le Temple révèle un mystère de la divinité, la seule et unique. Comme nous l’avons dit, le Temple institué par révélation est en quelque sorte un rituel opéré par Dieu même ; en cela, il révèle quelque chose de la divinité : si elle s’adresse à l’homme par un rituel, c’est pour lui proposer de répondre à une parole, réponse d’une intelligence à l’intelligence divine. Dieu se révèle comme Parole dans la dynamique liturgique du Temple. Aussi sa structure visible enseigne les conditions de la parole pour l’homme. On ne peut connaître la divinité que dans son acte de création ou dans un acte de gouvernement. Aussi la structure du Temple révèle la présence active de la divinité dans la révélation qu’il existe une hiérarchie humaine (hiérarchie dans son sens étymologique hiéros saint sacré et archen le commandement ou bien le principe : ordre sacré), c’est-à-dire un ordre interne immuable et sacré parce que résultant de la condition d’existence de la nature humaine. D’où, l’importance primordiale de la liturgie où les catégories de la nature humaine sont révélées et mises en évidence. Il en résulte que détruire la hiérarchie de la nature humaine, ce serait détruire la connaissance de la divinité rendue possible à travers elle, dans et par la liturgie.

Le Temple est une figure de l’habitation de Dieu parmi les hommes, c’est pourquoi Jésus identifiera son corps au Temple, ce qui ne se comprend évidemment qu’après la résurrection, mais à condition d’entrevoir aussi que le Temple figure la nature humaine créée par Dieu. Rappelons-nous, Jésus l’annonce clairement pendant son interrogatoire chez Caïphe. Au nom de quelle inculpation Jésus est-il condamné ? Sur l’annonce de la destruction du Temple ! C’est ce que la majorité du Sanhédrin entend comme blasphème et justifie à leurs yeux sa condamnation à mort. Nous l’entendrons dans quelques semaines. Et le geste et les paroles prophétiques de Jésus de ce jour, nous sont très utiles, même après les événements, pour que nous ayons la possibilité de les comprendre. Jésus affirme lors même de son procès qu’il est le Messie réalisant la prophétie de Daniel (Dn 7, 13-14) mais aussi le Seigneur siégeant à la droite de la divinité recevant domination, gloire et royauté sur toutes les nations. Il est donc le « concurrent » immédiat du grand Prêtre en activité.

Voyons maintenant en quoi il y a une falsification et en quoi le seul remède à cette falsification, c’est la destruction du Temple. Le cœur du rituel dans la liturgie du Temple est le sacrifice. On y sacrifie très concrètement des bœufs, des agneaux et des tourterelles mais ces sacrifices doivent ritualiser l’offrande de la vie dans un acte de réciprocité avec la divinité créatrice et donatrice de la vie. Acheter les animaux et les offrir, c’est bien donner quelque chose de soi et par conséquent de soi-même. L’argent de l’achat est un simple instrument d’échange. Acheter les animaux et les offrir par la main des prêtres préposés à cette tâche (le cohen est un sacrificateur), c’est obéir à un ordre divin. Tout le service liturgique (avodah עבודה) du Temple est ordonné par Dieu. Comment l’argent peut-il devenir une divinité au point que Jésus puisse dire de ne pas échanger la maison de son père avec une maison de commerce ? Comment l’instrument peut-il devenir le maître ? C’est que les sacrifices opérés ne sont plus destinés pour rendre un culte, mais cela sert de manière insidieuse et détournée, à remplir le trésor du Temple. Le Grand Prêtre n’exerce plus sa fonction liturgique de la présence divine dans le peuple mais devient le législateur temporel du Temple auquel on lui donne un impôt. Cela est très subtil mais très dangereux car cela réduit l’homme dans la servitude de la chute originelle.

Ainsi pour que vous ne transformiez plus la maison de mon Père en maison de commerce, « détruisez ce sanctuaire, – fait de main d’homme -, et en trois jours je le relèverai ». Il ne s’agit bien évidemment pas de l’événement historique provoqué par la révolte judéenne s’achevant par le siège de Jérusalem et la destruction du Temple par les Romains. Il s’agit ici de la réalisation du signe et des paroles prophétiques de Jésus. Si Jésus propose une destruction, c’est pour rendre immédiatement possible une reconstruction. Cependant, il y aura une destruction nécessaire de ce que signifie le Temple pour que sa reconstruction n’en soit pas simplement la restauration mais l’instauration dans son sens divin. Il est nécessaire de penser que la destruction n’a de sens qu’à cause d’une malfaçon ou d’une déficience antérieure. Hypothèse évidemment insoutenable ni même pensable pour les membres du Sanhédrin, c’est ce que nous commémorons dans les textes du vendredi saint.

L’opération est également impensable pour les disciples de Jésus lorsqu’il l’annonce mais ils s’en souvinrent après son relèvement d’entre les morts. Il fallait en effet que l’âme de Jésus fût séparée de son corps pour que le corps puisse « se relever d’entre les morts » et qu’ainsi transformé, il puisse siéger à la droite du Père, avec son âme humaine déifiée. Dieu n’a pas voulu opérer le sauvetage de l’humanité, comme d’une épave : Il a voulu susciter en elle une vie, sa propre Vie qui est déjà en nous en germe. Dieu, le Dieu unique créateur, est évidemment le créateur de l’homme. L’homme Jésus réalise parfaitement ce qu’il dit et ce qu’il enseigne ; il en résulte que nous pouvons voir dans la scène des marchands du Temple un acte réalisant dans ce monde-ci l’exacte volonté de la sainte Trinité faisant advenir son Règne et sanctifiant parfaitement son Nom (יהוה).

La destruction du Temple est d’abord la mort corporelle de Jésus sur le Golgotha et sa reconstruction est la résurrection et l’ascension de ce corps vivant en la sainte Trinité. Son sacrifice d’oblation consiste à pouvoir ramener de la mort des hommes que la mort avait engloutis. C’est donc la résurrection qui rend Jésus capable d’être « reconnu et nommé » grand prêtre c’est-à-dire un vrai homme (He 5, 7) sans péché qui assume pleinement la nature humaine et la nature divine (He 7, 25-27) et c’est bien la résurrection qui rend les disciples capables de comprendre les Écritures et la parole de Jésus dans un même et unique acte de foi (Jn 17, 2).

Jésus reconstruit le Temple par son corps de chair ressuscité parce que cette fois-ci le Temple est la véritable incarnation du Verbe. Comment voir cette nature humaine restaurée parfaite comme elle l’était au « moment » de la Création ? En observant le Temple destiné à la révéler, avec le grand prêtre qu’il fallait, non avec sa représentation déficiente. En Jésus ressuscité, on voit alors la nature humaine parfaite.

Rappelons-nous, le Temple, c’est le lieu de la présence divine où l’homme doit sacrifier. Avant la destruction, on offrait des animaux, nous aussi aujourd’hui nous faisons un sacrifice, nous offrons le pain et le vin, qui deviennent le corps et le sang du Christ pour que nous nous en nourrissions. En effet, le Christ Jésus, vrai Dieu et vrai homme, le véritable Grand Prêtre, veut que nous soyons là où Il est.

Amen[2].

Fr. Jean-Sébastien de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Pissot), ocd


[1] Le Tétragramme יהוה est formé des lettres hébraïques Yod (י), He (ה), Vav (ו), et He (ה).

[2] Homélie s’inspire très largement des livres de Jean-François Froger : « Le Livre de la Nature humaine », Éditions Grégoriennes, 2019, p. 209- 226 ; « La couronne du Grand-Prêtre », Éditions Grégoriennes, 2021, p. 431-444 ; « Chemins de connaissance » (avec la collaboration de Dr Michel-Gabriel Mouret) Editions DésIris, 1990, p. 41-52 ; « D’or et de Miel », Editions DésIris, 1986, p. 69-74.

Le Nom de Dieu

Le Nom de Dieu

Nous prions le « Notre Père » plusieurs fois par jour, c’est la prière donnée par le Fils  suivant laquelle, nous demandons : « que ton Nom soit sanctifié ». Le « Cantique des cantiques » de Salomon enseigne : « Plus que l’odeur de tes huiles les meilleures, ton Nom est une huile qui s’exhale ». (Ct 1, 3).
On ne peut parler de ce Nom que dans la prière et dans l’adoration au cours desquelles on peut en percevoir quelque peu, la beauté, la cohérence, le sens.

Il est bien entendu que le nom de Dieu n’est pas « Dieu », ni « Père » qui sont des noms communs.
Ce Nom était prononcé selon une tradition vivante une fois par an par le grand-prêtre dans le Saint des saints mais cette tradition a été perdue. Il en reste l’épellation, le  saint Tétragramme, fait de quatre lettres  qui ne font pas nombre mais qui ont du sens. C’est comme si ce nom était fait de quatre mots qui seraient Yod, Hé, Wav, Hé, l’épellation des quatre lettres hébraïques.


Ce Nom est une Révélation, il en est parlé dans toute l’Ecriture et il est possible d’en explorer le sens en épelant le saint Tétragramme.

 Vient d’abord la lettre yod,

la dixième lettre de l’alphabet hébraïque qui évoque la main : yad. La main réfère à l’image de la main humaine et à sa signification symbolique. Elle est la dixième de l’alphabet mais le comptage sacré, avec son décalage de trois, lui donne la valeur treize.  

Il faut regarder et comprendre ce que représentent la figure et le type de la main humaine pour trouver ce qu’elle pourrait signifier dans la divinité et en voir la ressemblance analogique. La main nous sert dans presque toutes nos actions. Cela nous conduit à considérer toute la gestuelle humaine comme un reflet mimétique des formes du monde puisque nous agissons avec les mains, au travail, à la maison, partout où nous sommes et que nous agissons pour transformer ce qui est : laver une assiette sale ou planter un clou. Avec la main, nous sommes à la racine analogique de l’acte. C’est une forme d’appropriation, comme une espèce d’appréhension ou de compréhension. L’analogie du vocabulaire est là pour le souligner. 

La première lettre du Nom de Dieu supporte analogiquement l’appréhension, la compréhension et l’action que l’on vient de citer. Quand nous parlons d’un agir divin, c’est lié à cela. Nous voyons d’abord cet agir sous l’espèce de la création à laquelle nous n’assistons pas, mais nous en voyons le résultat. En outre nous pouvons assister au gouvernement divin dans le monde. En effet, il y a un acte de création et un acte de gouvernement qui sont deux actes différents.
Il y a gouvernement dans le monde parce que tout n’est pas déterminé. En effet si le monde était un système déterministe, tout événement serait contenu dans sa cause.  

Or nous pouvons constater avec bonheur que tout ne répond pas à des lois dans le monde et qu’il existe du hasard, de l’aléatoire, du non-ordre, dans les événements qui adviennent. Cela porte à nous donner une capacité de gouvernement.
Gouverner, c’est utiliser les lois et l’aléatoire pour imposer une détermination qui ne se trouvait pas dans le monde.

Nous les hommes, pouvons-nous emparer de cette propriété du monde et gouverner quelque chose. Il n’y a qu’à voir, par exemple, le jardinier qui récolte beaucoup  parce qu’il ne laisse pas les graines tomber à terre. Il organise son travail, sème les graines et met un ordre dans la culture naturelle. L’homme ajoute aux données initiales du monde, un ordre local dans un petit domaine, un ordre qui n’y était pas. On peut penser aussi au bateau dirigé par le marin et non laissé à l’aléatoire des vents et des marées.

Gouverner, c’est avoir la volonté de mettre de l’ordre où il n’y n’en avait pas. C’est bien parce qu’il n’y avait pas d’ordre que nous pouvons en ajouter et gouverner. Un système politique qui n’aurait que des lois bien faites et irréformables ne permettrait aucun gouvernement.
Pour cela il faut la volonté de gouverner. La volonté ne relève ni de la loi ni de l’aléatoire mais de la liberté. Quelqu’un, en utilisant les lois, peut vouloir un ordre qui n’existe pas mais cette volonté n’est pas déterminée par les lois, elle y est conditionnée dans son application.

Nous pouvons constater qu’il y a aussi de l’aléatoire au niveau de notre esprit et qu’il faudrait y gouverner. Tous les actes qui requièrent de l’intelligence et qui se servent de l’aléatoire et des lois du monde s’appellent gouverner.
Si l’homme peut le faire, tous ceux qui sont munis d’intelligence et de volonté peuvent le faire d’où l’on peut déduire  qu’il y a au moins trois types de gouvernements dans le monde :

–              Le gouvernement des hommes, qu’ils apprennent avec leurs mains, car c’est elles qui prennent les graines et les sèment, qui passent à l’acte et agissent sur l’aléatoire du monde. Il y a de bons et de mauvais gouvernements. Un animal ne gouverne pas parce qu’il n’est pas capable de volonté. Il est lié à l’aléatoire et programmé par ses instincts, ses hormones, les odeurs ou un dressage.  

–              Le gouvernement des anges qui ont eux aussi une intelligence et une volonté. Comme nous savons qu’il y a des anges bons et des anges mauvais, nous sommes sûrs qu’il y a une guerre au niveau du gouvernement angélique.  

–              Le gouvernement de Dieu en qui on ne peut pas ne pas supposer intelligence et volonté. Nous voilà face à trois gouvernements possibles.

D’une certaine façon, les êtres intelligents et volontaires ne peuvent pas ne pas gouverner. C’est leur être propre de le faire. Il peut y avoir un conflit ou un accord, une harmonie ou la guerre, puisque les gouvernements peuvent s’accorder ou s’opposer entre eux.

Nous ne sommes pas uniquement des spectateurs mais des co-acteurs la plupart du temps dans un inconscient profond. Nous tombons en esclavage, mus par une volonté-intelligence autre que la nôtre, c’est d’ailleurs le propre de l’esclavage. Tant que l’homme n’est pas conscient de la présence des anges et des démons, il ne peut pratiquement qu’être esclave.
Le gouvernement des bons anges est a priori en harmonie avec le gouvernement divin et le gouvernement des démons est a priori contraire au gouvernement divin.

Le gouvernement de l’homme entre en conjonction avec les autres gouvernements et tant que l’homme ignore le gouvernement des anges, c’est une oie blanche qui se laisse manipuler. De la même façon, tant qu’il ignore qu’il y a le gouvernement de Dieu, il ne peut pas y accorder son propre gouvernement.

Cependant le gouvernement est l’usage de l’intelligence et de la volonté, donc les personnes munies de gouvernement, les hommes, les anges, et Dieu, ont cette faculté qui est le résultat de la création telle que Dieu l’a voulue.

S’il y a de l’aléatoire et de la loi dans le monde, c’est Dieu qui le veut dans son acte de création et s’il a voulu cette création ainsi, c’est qu’il veut aussi et en même temps, d’un seul acte, le gouvernement des anges et le gouvernement des hommes.

La première lettre du Nom de Dieu nous mène à des considérations capitales qui nous conduisent immédiatement à une certaine compréhension de la prière que le Fils nous propose de faire :

Notre Père …. que ta volonté soit faite
Il s’agit là du gouvernement divin, et de la compréhension profonde qu’il se pourrait qu’il y ait des conflits entre les gouvernements divin, angélique et humain. Nous demandons donc comme un bienfait que le gouvernement divin, qui est nécessairement le meilleur, puisse se réaliser.   Nous demandons que le gouvernement de Dieu inspire notre gouvernement de telle façon que sa volonté de bonté puisse être réalisée en nous. Nous remettons une part de notre gouvernement à Dieu puisque nous sommes dans l’incapacité de bien gouverner certaines choses.  

Que ta volonté soit faite (Mt 6, 10) signifie aussi : Donne-moi la force et l’intelligence pour que je puisse gouverner correctement.  L’intelligence veut que nous adhérions à ce qui est vrai.  C’est une insulte à Dieu de ne pas recevoir ses dons et de ne pas gouverner autant que nous le pouvons, selon l’intelligence, la justice, la bonté, la beauté.
Ce que je veux est-il cohérent, harmonieux avec la volonté de Dieu qui veut que je gouverne et ainsi que je lui ressemble ?

Le Nom de Dieu comporte ensuite la lettre Hé,

qui est la cinquième lettre de l’alphabet hébraïque et qui vaut huit (dans la numération sacrée). Ce Hé est la deuxième et la quatrième des lettres du Nom de Dieu et elle apparaît une fois après le Yod et une fois après le Wav.
Hé est la seule lettre de l’alphabet hébraïque qui n’a pas un sens énonçable. C’est un souffle délicat, C’est une image analogique de l’Esprit. 
Le Nom de Dieu nous dit qu’il y a un souffle en Dieu.

Le souffle est notre point d’appui analogique pour comprendre ce souffle en Dieu, la chose la plus subtile qui soit. Hé est un son primitif, une consonne qui est aussi une voyelle et qui va fournir l’image de ce qui est invisible mais audible.
Cela signifie que ce vent, le Hé, est à la naissance du son dont on ne connaît ni l’origine ni la fin mais qui est la matière pour signifier la source du sens. Il faut un souffle impalpable qui lui-même fait vibrer la gorge.
Hé : on appelle cette vibration une aspiration alors qu’elle est une expiration. Ce n’est pas un h aspiré, mais expiré, c’est un souffle forcément, il va vers l’extérieur. Le souffle se fait entendre et procure un son si on fait vibrer quelque chose dans la gorge.

C’est un modèle analogique du souffle divin, ce souffle en Dieu fait sonner quelque chose dans le monde. L’image du vent qui agite les branches est bien trouvée.  En Dieu ce souffle s’exprime analogiquement en faisant sonner autre chose que lui. C’est la création ! La création tout entière va sonner par le souffle divin. Il faut se mettre à l’écoute et dire que tout ce qui se prononce, qui se chante, qui s’entend dans le monde est le fruit de cette présence qui fait sonner les choses.

(Jn 3, 8) » Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. « 

Pour nous le souffle est indiscernable, il se rend discernable par une interaction avec autre chose.

Tout à coup il y a un bruit,  et c’est la création d’un contraste ; il est possible de produire des contrastes dans la création puisque sa structure est celle du contraste. La structure de la réalité créée est une structure quaternaire[1], comme la structure du contraste. L’analogie est facile.

La création supporte et s’exprime dans le contraste. Que va-t-il manifester en Dieu puisqu’il s’agit d’une manifestation de Dieu dans son Nom ? Le Nom de Dieu est pour nous, le nom est fait pour autrui, Dieu n’a pas de nom en lui-même. Le Nom de Dieu est fait pour qu’on puisse l’appeler, l’invoquer, le nommer.

Qui invoque le Nom du Seigneur sera sauvé (Rm 10, 13).

Le Hé est fait pour produire une manifestation divine. Nous devons remarquer l’aspect contrastant que peut avoir la présence du vent qu’on ne voit pas, comme la présence divine dans le monde.

YH. Ces deux premières lettres du Nom montrent qu’il y a en Dieu une puissance de gouvernement et une puissance de manifestation qui se fait connaître. Nous avons besoin de le connaître pour nous gouverner et entrer en accord avec lui. Nous savons par ailleurs que l’Esprit Saint est donateur de tout bien. C’est sous cet aspect de donateur de tout bien que nous pouvons attendre que le Saint Esprit se manifeste dans un certain contraste dans le gouvernement du monde.

Wav, est la lettre suivante,

la sixième lettre de l’alphabet, qui vaut neuf selon le comptage sacré.  La lettre Wav signifie le piquet, le piquet de tente que l’on plante en terre. Il est ce qui fixe provisoirement une tente amovible. On met et on enlève le piquet, cela montre la capacité à la stabilité dans le mouvement.  Il y a un choix, donc il y a du gouvernement dans l’air. C’est une capacité spéciale dans le mouvement de pouvoir s’arrêter où on veut et d’être stable à cet endroit-là ;   le Wav nous conduit vers cette idée analogique de maîtrise du mouvement.   

On sait que le mouvement de l’homme doit être gouverné s’il n’est pas limité par des éléments extérieurs. Le Wav suppose la capacité de bouger mais pas au gré de l’aléatoire ;  on peut arrêter le mouvement, ou le reproduire, ou le continuer et pour cela il faut la maîtrise de l’ago-antagonisme[2]. C’est une loi générale.

Il n’y aurait aucun gouvernement possible s’il n’y avait pas d’ago-antagonisme et il faut supposer un ago-antagonisme analogique en Dieu. Dans la Révélation, nous trouvons des concepts ou des notions ago-antagonistes que nous ne pouvons comprendre si nous ne les repérons pas comme tels. Un exemple est celui de la séparation de deux concepts unis quoique opposés, et qui vont toujours ensemble : les concepts d’intelligence et de sagesse.
Cela fera sans doute un jour l’objet d’un article développé.

En gros, ils sont pour nous comme la droite et la gauche. Une droite seule ne peut pas « prendre » grand-chose, une gauche seule non plus, mais réunies, elles permettent de soulever des choses  qui ne sont ni la droite  ni la gauche. Que permet de saisir la sagesse unie à l’intelligence en un rapport antagoniste ? Il sera bon de le montrer mais pour comprendre la suite il faut entendre que les deux concepts réunis permettent d’accéder à la connaissance.

(Dt 4, 6)  Gardez-les et mettez-les en pratique, (ces lois et ces coutumes) ainsi serez-vous sages et intelligents aux yeux des peuples. Quand ceux-ci auront connaissance de toutes ces lois, ils s’écrieront :  » Il n’y a qu’un peuple sage et intelligent, c’est cette grande nation !  »

Jésus nous dit d’être sage comme la colombe, et avisé comme le serpent. (Mt 10, 16). Nous retrouvons cette dualité, une opposition que nous ressentons plus ou moins, pour entrer dans le royaume des cieux. 

(Jn 17, 3) Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.  

Il faut faire cette saisie. Tout est ordonné à la connaissance du vrai Dieu. C’est donné au terme de l’acte qu’il a fallu poser dans un gouvernement libre, harmonieux avec le gouvernement divin qui nous est proposé dans la Révélation. 

Wav montre cette puissance d’opposition de la sagesse et de l’intelligence dans un acte libre, dans le mouvement qui permet sa réalisation. C’est cela le mouvement et l’arrêt.   C’est un acte, c’est la capacité d’agir. Sans ago-antagonisme, il n’y a pas de capacité d’agir.

De la même façon, au niveau de l’esprit il n’y pas de capacité de comprendre sans ago-antagonisme. Dieu se manifeste à ce niveau dans la sagesse et l’intelligence qui sont ses dons divins, et puisque le Wav fait partie de son nom, il existe en Dieu quelque chose d’analogue à ce mouvement qui permet la réalisation d’un acte libre.
La doctrine de la Sainte Trinité contient cela. C’est plus sensible, plus intelligible dans l’hypostase du Fils, laquelle correspond au Wav, qu’on plante en terre et qui convient pour signifier l’Incarnation.

Ensuite vient un deuxième Hé.

La justification en est l’ordre du nom YHWH. Un Hé suit le yod et un hé suit le wav. Peut-être y a-t-il une émission du souffle spécifiée par le yod et une émission du souffle spécifiée par le wav. Cela rejoint ce qui va être développé plus tard dans la doctrine : le Nom de Dieu est donné dès l’origine, la double procession du Saint Esprit qui procède du Père et du Fils.

    YHWH est le nom révélé à Moïse. Or Moïse est inspiré, il ne pouvait pas ne pas connaître la doctrine, non pas comme nous la connaissons aujourd’hui, mais la doctrine conservée, secrète, car trois fois sacrée. Si nous ne la comprenons pas nous tombons dans le trithéisme, ce qui est hélas arrivé.

Ce qui est aussi pris pour un blasphème suprême qui mérite la mort, c’est que Jésus a révélé la Sainte Trinité dans son enseignement. Ensuite il a fallu des siècles pour formuler le dogme mais il a été cru dès le début. De la même façon on croyait à l’Assomption depuis vingt siècles même si ce dogme n’avait pas été encore énoncé explicitement.
La Sainte Trinité est nommée dans l’Evangile : (Mt 28, 19) Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.

Jésus a pris le risque que le Nom de Dieu soit massivement blasphémé, or un homme ne peut pas prendre ce risque. Révéler une telle doctrine implique la divinité de celui qui la révèle. La doctrine était connue du temps de Jésus. C’était une science cachée et réservée aux maîtres d’Israël, qui, à force de la cacher, avaient fini par l’oublier. Cela arrive aussi aujourd’hui dans l’Eglise, par manque d’enseignement, et les fidèles finissent par ignorer complétement la doctrine de la Sainte Trinité. 

Si on a le respect du Nom de Dieu, il faut faire comme Jésus et le révéler au peuple quitte à ce qu’il fasse contre-sens sur contre-sens parce que si on n’enseigne pas, le contre-sens est majeur jusqu’à faire un monothéisme intellectuel idolâtrique et une unité à la Platon. Or Dieu n’est pas UN de cette façon-là.

S’il n’y a pas de différence en Dieu, il n’y a pas de Sainte Trinité. C’est à force de ne pas enseigner qu’on fait blasphémer Dieu. La doctrine est difficile, mais il faut l’enseigner, l’enjeu est colossal et terrifiant.

YHWH, ce Nom est trois fois Saint

Toute la doctrine de la Sainte Trinité est contenue en germe dans la signification du Nom que Dieu a révélé à Moïse.

Certains grammairiens ont écrit des pages et des pages sur les variations du verbe être ; c’est une invention des grammairiens, ce n’est pas dans l’Ecriture sainte. On parle aussi de la tradition « yahviste » et de la tradition « élohiste », mais  Il n’y a aucune concurrence entre le nom propre YHWH et le mot Elohim désignant la divinité.

Il faut regarder la signification d’Elohim :  c’est le nom de dieu désignant la divinité, un dieu avec d minuscule. Le pluriel est Elim qui désigne des êtres spirituels. Eloha, est un nom féminin peu employé et on peut copier maître Eckhart qui a traduit : « la déité ».

A ce nom féminin, on donne un pluriel masculin, c’est une procédure régulière en hébreu :  lorsqu’il y a un pluriel masculin d’un nom féminin, ou l’inverse, il s’agit d’une abstraction. Elohim est un nom abstrait qui voudrait dire formellement « les dieux » mais l’abstraction fait qu’on traduit : « la divinité ».

On en a pour preuve que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob dont le nom propre est YHWH, est nommé Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs par l’Ecriture même. Cela signifie bien qu’il y a de nombreux dieux, ce qu’on appellerait aujourd’hui des puissances archétypales[3].  Quand on adore un faux dieu, on n’est pas détrompé. Un faux chèque ressemble à un chèque et un faux dieu ressemble à un dieu. Les démons ressemblent à des anges, sinon ils ne tromperaient personne.
Le Dieu des dieux, le Seigneur des seigneurs est la divinité ultime.

On voit Elohim en tant que créateur sans connaître son nom, pour le savoir il faut une Révélation spéciale. La divinité crée non pas sous son nom propre, mais c’est sous son nom propre qu’elle se révèle à l’homme. La création précède logiquement la Révélation.  L’usage d’un nom propre intervient quand il y a l’induction d’une relation personnelle entre ce Dieu et son peuple.

(Lv 26, 12) : Je vivrai au milieu de vous, Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple.

Le créateur est anonyme, la création est sa signature. Son nom se révèle dans son gouvernement, un acte spécial dans la Révélation. Le fait de se révéler fait partie du gouvernement divin agissant quand il veut et comme il peut parce qu’il veut des hommes libres, aussi attend-il que le gouvernement de l’homme coïncide avec son désir pour se révéler.

Jésus dit à ses disciples : (Mt 6, 9) : Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es dans les cieux, que ton nom soit sanctifié.
Dieu n’est-il pas Saint ?  Bien entendu, Dieu est saint mais il faut que son nom soit sanctifié parce qu’il pourrait être blasphémé. Le contraire du blasphème est la sanctification du Nom. Il faut que son Nom soit sanctifié par ceux qui le prononcent, dans leur cœur, dans leur intelligence.

Ecoutons le Sanctus,  le chant des séraphins, révélé par le prophète Isaïe : 

(Is 6, 3) Ils criaient l’un à l’autre ces paroles : Sanctus, sanctus, sanctus est  YHWH, sa gloire emplit toute la terre. Sanctus, Sanctus, Sanctus, Deus sabaot

C’est la Révélation de Dieu à Isaïe dans le Temple. Le latin ne traduit pas Deus sabaot : le Dieu des armées. Dieu est le Dieu des armées célestes qui sont assimilées aux anges.  Les armées sont la figure du désir, la figure de la conservation de l’acte de la vie. Dieu est Elohé sabaot.  

« Saint, Saint, Saint » si nous poursuivons en disant « le Seigneur », cela trahit le nom sacré de YHWH, divinité du désir intime de la Vie. La vie est intimement désir.

(Ap 22, 17) : Et que l’homme assoiffé s’approche, que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie gratuitement.


[1] Cf. Structure de la connaissance JF Froger et Robert Lutz, Ed. desiris. 2003

[2] L’ago-antagonisme exige deux forces mesurées  contraires et égales, aussi les muscles se contractent et sont retenus tout à la fois. Chaque geste requiert ces deux forces pour arriver au résultat, comme de plier un bras ou de prendre un verre dans la main etc.   

[3] angéliques

Mon royaume ne vient pas de ce monde

Conférence EEChO Pentecôte 2024

Donnée en visio conférence durant la session de Pentecôte d’EEChO les 19 et 20 mai 2024, Jean-François explique ici comment comprendre la phrase du Christ : « Mon royaume n’est pas de ce monde ».

Grâce à Jean le Baptiste qui annonce l’arrivée du Royaume des Cieux et à Isaïe qui l’a également prophétisé et enfin aux paroles de Jésus Lui-même, comment comprendre ce qu’est le Royaume des Cieux ?

Écoutez cette conférence et n’hésitez pas à nous écrire en retour !

Mon royaume ne vient pas de ce monde – Partie 1
Mon royaume ne vient pas de ce monde – Partie 2

Préface : Le livre de la nature humaine

Le lecteur recevra ce Livre de la nature humaine comme la carte d’un trésor « nouveau et ancien » (Mt 13, 52) qu’on a mise dans une bouteille et jetée dans la mer agitée du monde contemporain, en espérant que, portée par les vents imprévisibles de la Providence, elle arrive à des mains amoureuses du travail et à des cœurs brûlants de désir de vérité. Cette carte ne provient pas, cependant, des restes d’un naufrage, comme beaucoup de réflexions anthropologiques actuelles qui configurent notre mentalité profonde, culturelle, politique et sociale, et nous invitent à nous conformer au désespoir, parce que, de toutes façons, nous ne serions que des animaux évolués, mammifères qui ont réussi, mais tout à fait à la dérive dans une existence que personne n’a appelée, aimée et instituée. Non pas, donc, de l’île des naufragés, mais d’un îlot de joie qui a pour nom « théologie ».

C’est en théologien courageux que l’auteur de ces pages denses et diamantines nous offre le fruit de sa solitude contemplative et de son étude patiente de la Parole de Dieu. Parce qu’il faut du courage pour donner aujourd’hui un vrai cadeau théologique qui nourrisse dans la joie sans se laisser porter par les normes du convenable ni avoir à payer le prix des corrections assumées. Quelles sont les joies que ce livre veut réveiller dans notre mentalité chrétienne ?

Tout d’abord, la joie de goûter du texte de l’épître aux Hébreux dans une traduction directe de l’araméen, en nous faisant sentir son rythme oral construit par des balancements du souffle et des structurations par mots-clés, aptes à la mémorisation par cœur et la rumination constante de l’enseignement. L’ effort de répéter maintes fois la lecture du texte comme une récitation à haute voix, en se laissant imprégner des images révélées avant même d’en approfondir son étude, ne restera pas sans fruit.

On trouvera ensuite la joie de voir se construire dans le champ de notre propre personne l’édifice merveilleux de la nature humaine, tel qu’il a été conçu par Dieu et révélé dans l’Écriture Sainte pour que nous nous concevions nous-même dans la liberté de comprendre et l’assentiment de la foi. Le livre ne veut aucunement imposer une vision, même renouvelée, de la nature humaine, mais offrir des instruments inouïs, sortis de la logique même de l’Écriture, pour que ce soit la Parole révélée elle-même qui nous apprenne à penser et façonne en nous l’intelligence du mystère filial de notre appel, toujours surprenant, à être des hommes dans l’Humanité accomplie du Fils, termes d’une relation de Parole qui fonde et garantit divinement une authentique socialité humaine. L’ auteur a su dégager de l’épître aux Hébreux les catégories de notre vocation humaine, et nous invite à un voyage passionnant de transformation intérieure par un effort de pensée et de reconstruction de notre nature, tombée dans la Chute mais réinstaurée dans la Parole incarnée.

Si l’on ne fuit pas trop vite les appuis techniques dans les logiques quaternaire et ternaire, découvertes par l’auteur comme cohérence profonde du langage révélé, on aura la surprise de contempler la nature humaine structurée par les catégories du Temple, qui la différencient en féminité, masculinité, sacerdoce et grand-sacerdoce, quatre catégories concomitantes, nécessaires l’une à l’autre, et qui aident à sortir de la contraposition infructueuse de l’homme et de la femme dans une lutte idéologique pour le pouvoir. Une nouvelle logique est nécessaire pour accueillir la nouveauté de l’Évangile prêché par saint Paul, auteur de l’épître selon la meilleure tradition de l’Orient et de l’Occident ; ce livre offre les outres nouvelles pour le vin nouveau, seulement, il faut s’exercer à ses catégories pour en savourer la douceur et la cohérence.

La clé du message de l’épître aux Hébreux est la révélation de Jésus Ressuscité comme Grand-Prêtre. Peu de théologiens ont exploré le rôle grand-sacerdotal de Jésus. Dans le langage ecclésiastique habituel, on parle du sacerdoce de Jésus comme modèle du sacerdoce des ministres ordonnés, en identifiant les catégories du Prêtre et du Grand-Prêtre. Ce langage appauvrit la compréhension des grands trésors anthropologiques et spirituels cachés dans la révélation de Jésus comme le Grand-Prêtre dont nous avions besoin. On n’avait pas même soupçonné l’importance du grand-sacerdoce de Jésus comme achèvement de la nature humaine. C’est que, en ne discernant pas la différence entre le Prêtre et le Grand-Prêtre, on ne discerne non plus la profondeur théologique de la différence entre l’homme et la femme, parce qu’il y a autant de différence entre le sacerdoce et le grand-sacerdoce qu’entre la masculinité et la féminité. Dans la totalité du corps-Temple qui constitue la nature humaine, achevée dans la catégorie unique du Grand-Prêtre, une nouvelle lumière jaillit pour comprendre l’homme et la femme comme fonctions liturgiques et vocations représentatives de différents aspects de la nature humaine et même comme des reflets de la structure trinitaire de Dieu, puisque l’homme intégral est créé « à son ombre-image et selon sa consanguinité-ressemblance ».

La redécouverte du rôle du Grand-Prêtre dans la structure de la nature humaine achevée, comme clé de compréhension des autres catégories anthropologiques, pourrait, nous l’espérons, faire sortir à bonne heure le langage religieux de la fascination des deux abîmes chimériques entre lesquels se débat aujourd’hui la réflexion théologique. Réflexion tentée de perplexité et risquant la paralysie de la langue de bois ou la perte du sel évangélique : d’un côté, l’abîme de la dissolution de la différence entre l’homme et la femme, qui nous entraîne dans un égalitarisme lissant la richesse concrète de l’asymétrie entre les sexes et son sens révélé ; c’est l’athéisme théorique et pratique qui se cache dans cette chimère, comme a bien vu Chr. Singer, qui disait : « Lorsque une société veut couper l’homme de sa transcendance, elle n’a pas besoin de s’attaquer aux grands édifices des églises et des religions, il lui suffit de dégrader la relation entre l’homme et la femme »1 ; de l’autre côté, l’abîme d’un recours trop rapide à la mystique, qui pourrait enfoncer dans le brouillard de l’indéfini ou la projection des désirs non informés par le langage, certainement difficile et toujours analogique, de la révélation, en nous faisant croire que le vrai message de l’Écriture se trouve au-delà de tout langage et même de toute compréhension.

Ce livre invoque la voie, non pas d’un au-delà de la logique, mais d’une logique construite autrement, quaternaire pour la description des différenciations qui ont lieu dans la création, et ternaire pour la compréhension des transformations spirituelles décrites dans les récits évangéliques, une logique capable d’embrasser de façon cohérente et de tenir ensemble les diverses catégories de la nature humaine garanties dans sa rationalité et sa dicibilité par la Parole même de Dieu. Comment sortir de ces deux abîmes ? Le livre ne connaît qu’un chemin : c’est la joie de comprendre.

Une lumière toute nouvelle jaillit aussi de ces catégories pour la compréhension de la fonction rituelle du sacerdoce et du sacrifice que le prêtre est appelé à réaliser. La troisième partie de l’œuvre ose proposer avec une audace logique les raisons profondes de la décision de l’Église de ne pas conférer le sacerdoce ordonné aux femmes. Ce que le Magistère, interprète fidèle de la Révélation, indique sans comprendre, le théologien doit l’expliquer, parce que les choses ne sont pas vraies parce que c’est l’Église qui les dit (cela serait purement et simplement un aspect subtil du fidéisme), mais, à l’inverse, l’Église dit les choses qu’elle dit parce qu’elles sont vraies, et donc doivent être comprises et étudiées avec tous les moyens de la raison, pour déceler sa vérité libératrice. Le paysage sur le mystère de la femme qui se dessine dans cette troisième partie de l’œuvre est vraiment lucide et d’une hauteur surprenante, et les réflexions qui lui sont dédiées pourront compter, je crois ne pas exagérer, entre les pages les plus belles et profondes que la théologie ait jamais écrites sur l’Église-Épouse comme accomplissement eschatologique
de la nature humaine.

Ce courage et cette joie coûteuse qui mènent à dévoiler les raisons, logiques et analogiques, et même anagogiques, de la Révélation, en respectant la pédagogie du Verbe de Dieu et l’expérience la plus profonde de la vie de sainteté de l’Église, seront la source d’une métaphysique renouvelée, centrée sur la relation comme paradigme fondamental. L’horizon qui se dévoile de cette lecture de l’épître aux Hébreux comme livre de la nature humaine est difficile et exigeant, bien sûr, mais c’est la façon de penser et de comprendre demandée par cet effort que l’Église de notre temps appelle, peut-être sans savoir encore en exprimer les raisons profondes, comme une « nouvelle évangélisation ».

Je me suis limité à signaler quelques joies de ce livre comme orientation pour la lecture. Des trésors de compréhension attendent à chaque page pour l’enrichissement du lecteur bienveillant. Une préface n’est qu’une carte de la carte. Reste à faire courageusement le chemin en se plongeant dans la mer. La perle n’est pas en surface, on ne la trouve qu’en s’immergeant dans les eaux fraîches de la Parole de Dieu, muni de logique et de confiance en la rationalité de tout ce que Dieu nous a communiqué. L’ effort vaut la peine, il n’est que pour la joie.

  1. Chr. Singer, Du bon usage des crises, Albin Michel, 57, cité par F. de Muizon, Homme
    et femme, l’altérité fondatrice
    , Le Cerf, Paris, 2008, 9.


Père Francisco José López Sáez
Professeur de théologie spirituelle à l’Université pontificale de
Comillas des jésuites de Madrid, de spiritualité et liturgie des
Églises d’Orient à l’Université Ecclésiastique San Dámaso

Préface : Le livre de la Création

Ce livre s’adresse à tout homme assoiffé de sens et qui cherche à connaître la nature humaine. Le lecteur bienveillant sera enrichi d’une nouvelle connaissance, pleine de surprises et d’étonnements.

On notera d’abord, en parcourant patiemment avec l’auteur les versets du récit fondateur de la Genèse, trop commenté mais très peu connu, des nouveautés dans la méthode d’approche. Habituellement, la tradition théologique, et même philosophique, a reçu la Révélation divine comme une source inspirée, mais elle a tenté de comprendre la Parole divine à l’intérieur des paramètres de la métaphysique classique, entièrement fondée sur la logique binaire aristotélicienne. Les grands théologiens-philosophes, en tête Maïmonide et saint Thomas d’Aquin, ont échappé au réductionnisme rationaliste ou à la double vérité grâce à leur foi, mais ils n’ont pas vu que la Révélation même, dans ses images multiples et parfois bizarres, contient
de façon impliquée une logique propre, extrêmement précise, et apte non seulement à dégager la cohérence inouïe de la Parole de Dieu, mais surtout à fournir l’instrument avec lequel la foi doit discerner dans son effort intellectuel l’interprétation que la Parole divine donne de l’homme.

La tradition inspirée interprète l’homme, et l’interpelle comme être libre et appelé à participer de la vie intime de Dieu. Cela veut dire que la Révélation apporte à l’homme les connaissances nécessaires pour qu’il assume son identité dans un assentiment rationnel et fonde ainsi son chemin de liberté. Ces connaissances ne peuvent provenir ni de l’expérience sensible, source de la philosophie par abstraction, ni de l’imagination, toujours mythologique. Il y a vraiment de l’inconnaissable, et une révélation veut nous communiquer précisément ce que nous ne pouvons pas connaître. Mais elle le fait avec les instruments de la rationalité humaine, qui sont l’analogie et la logique, qui prennent dans la révélation divine une allure propre très spéciale, apte à faire comprendre la parole révélée comme un chemin de transformation spirituelle de l’homme dans son effort d’écoute et de compréhension : la rationalité de la révélation est décrite dans cet ouvrage en déployant l’analogie de la fonction symbolique et en exposant la logique quaternaire, vraie découverte de l’auteur. Loin d’être déroutant, l’effort de fondation d’une logique quaternaire, déployé verset après verset dans ce commentaire, offre un instrument précieux pour un regard unifié dans beaucoup de domaines, parce qu’il s’agit de la logique propre de la révélation et de la création même. Cette découverte constitue, par ailleurs, le grand apport de l’étude, et elle vient à son heure.

Nous vivons, en effet, les temps d’une profonde crise de la raison humaine et de l’intelligence de la foi. Peut-être les deux crises se sont unies pour la première fois dans l’histoire. D’une part, on parle de la mort de Dieu et de la mort de l’homme, réduit à la pure biologie d’un animal qui a eu de la chance. Heidegger a proclamé que l’homme est un « être pour la mort » ; la culture du dernier siècle de façon scandaleuse et celle du nôtre avec l’endormissement non moins sanglant induit par les moyens techniques, se sont chargées d’apporter l’évidence de la mort comme dernier horizon de l’humain. Mais Heidegger est un naufragé de la même métaphysique qu’il critiquait, et tous les deux se noient sous nos yeux dans les eaux confuses de l’être et du néant. Les tenants de notre culture sont fils de naufragés et l’humanité de l’homme s’effondre avec eux.

D’autre part, l’intelligence même de la foi est exposée aux risques des évidences culturelles non purifiées, dont l’auteur signale un usage inconscient presque indépassable dans notre théologie et notre exégèse, se manifestant par la conviction que, de toute façon, la révélation (si au moins elle est admise) est recouverte par le langage mythologique d’un peuple particulier, bien situé dans sa spécificité ethnique hébraïque. L’effort de compréhension
de la révélation consisterait donc en la découverte-construction d’un noyau intellectuel abstrait qu’il s’agirait de dégager et de traduire à l’universel. Ce noyau abstrait serait la sagesse de la révélation, en rien différente de la sagesse des autres mythologies de l’humanité. Si révélation il y a, elle serait un nouveau fruit du langage, toujours maternel à l’occasion, mais non pas l’évidence de la Parole paternelle qui appelle l’homme à la pensée.

Ce livre tranche fort dans les habitudes exégétiques. Penser c’est décider, c’est suivre la parole paternelle au risque de l’interprétation et de la transformation radicale de la profondeur humaine, jusqu’à trouver la pensée de Dieu qui nous pense : cogitor, ergo sum. La révélation hébraïque n’est pas ethnologique, mais anthropologique, on ne la comprend pas si on l’enferme dans l’imagination mythique ou dans les catégories habituelles de la pensée ; seul comprend celui qui fait l’effort d’apprendre la nature humaine en recevant et dégageant la logique propre de la Parole de Dieu, une logique inspirée. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on est intelligent qu’on peut lire et interpréter l’Écriture Sainte, mais c’est en lisant attentivement et avec piété (la logique est la piété de la pensée) l’Écriture Sainte qu’on devient vraiment intelligent.

L’Écriture apprend à penser. Le signe indubitable de l’inspiration de la Parole est précisément son opposition à la tendance naturelle de notre imagination. C’est dire que la lecture de ce livre va requérir du lecteur un grand effort de purification et un exercice nouveau de sa rationalité, parce que l’inspiration ne s’oppose pas à la pensée, au contraire, elle constitue sa source et sa richesse.

La difficulté de ce livre coïncide donc avec sa plus haute valeur : c’est la proposition d’un nouveau paradigme. Nous nous trouvons dans la possibilité historique, à l’intérieur de cette époque qui vit peut-être la première crise vraiment chrétienne de l’histoire, de fonder une nouvelle métaphysique à partir de la logique propre à la révélation. Pour la découvrir, il faut avoir entrevu, plein de reconnaissance et d’admiration, la cohérence entre chaque expression de l’Écriture et chaque geste et parole du Seigneur Jésus. Ce livre pose seulement un commencement, c’est justement le bereshit, le principe, mais c’est le plus important. La compréhension juste de la Genèse-principe est la condition pour pouvoir découvrir la cohérence du reste des étapes de la révélation, jusqu’à l’Apocalypse de saint Jean. Cette cohérence de toutes les paroles de la Bible avec la Parole en personne, le Verbe de Dieu, rayonne avec une telle profondeur et beauté qu’elle transforme intérieurement et radicalement la conception de la nature humaine. Comme dit admirablement saint Grégoire de Nazianze : « Mon fils, si tu désires les paroles, tu désires ce qu’il y a de meilleur. Moi aussi je suis réjoui par les paroles que le Christ-roi a données aux mortels comme la lumière de vie, comme le don le plus précieux sous la voûte du ciel. Celui qui possède plusieurs titres se réjouit lui-même et le plus quand on le nomme la Parole… Les paroles sont fondement de vie, ce sont elles qui m’ont distingué des animaux sauvages, c’est avec elles que j’ai bâti des villes et inventé des lois, c’est avec elles que je célèbre la puissance de Dieu… »1

Beaucoup de théologiens de la génération qui nous précède ont entrevu le nouveau fondement que ce livre nous offre, mais ils n’ont pas, peut-être, été capables de vraiment l’articuler : c’est que la racine ultime de l’être est la relation, l’être est relation, et sa source est la relation divine du Dieu Trinitaire. Ce nouveau principe, que ce livre met au jour avec clarté et précision, est lumière dans les ténèbres du présent, déploiement de cette première parole divine appelant à la lumière et couronnant son oeuvre avec un : tout est très bon, tout est vraiment beau, l’homme est un être pour la vie !

Profondément enraciné dans la tradition des grands commentaires juifs et chrétiens de l’ Hexaémeron, l’œuvre des six jours (Philon, Rachi, Origène, Basile le Grand, Augustin, Bonaventure…), ce livre ne se présente pas, cependant, comme un commentaire des commentaires, ni même comme un nouveau chaînon dans la série habituelle des travaux universitaires. La loi de fer de la correction politique, inconsciemment assumée et apparemment indépassable, qui contrôle actuellement l’enseignement et le travail intellectuel, veut que la recherche ne soit rien d’autre qu’une accumulation d’opinions et de points de vue, sans que le chercheur et l’étudiant aient à prendre parti et à décider de la vérité. Matrix veut bien garder ses frontières, et proclame sévèrement ses consignes et ses interdictions : cherchez dans toutes les directions possibles, agrandissez vos appareils de citations, mais, surtout et à tout prix, protégez-vous de ceux qui disent avoir trouvé ! Il est surtout interdit de trouver ! On comprend bien que ce nouveau mensonge de notre vieille collection d’évidences culturelles non critiquées provient de la peur de la vérité. Mais cette peur et le système qu’elle engendre se révèlent dangereusement stérilisants pour la théologie, parce qu’ils court-circuitent précisément la question fondatrice de l’homme tout court : au-delà de l’usage économique et des lois de la statistique, quel est le sens de l’humanité de l’homme ? L’Église et la théologie ont à réaliser un profond discernement au service de la foi et de l’humanité de l’homme, sous peine de rester congelées dans la glaciation spirituelle générale du temps présent. Jean-François Froger fait couler avec son livre un ruisseau de lave ardente pour faire s’effondrer le glacial, parce qu’il est un de ceux qui ont trouvé, ou qui se sont laissés trouver. Il nous communique, dans ses phrases de diamant taillant, sa joie d’avoir trouvé, conscient que le prix à payer pour la rencontre avec la Vérité, c’est souvent la solitude et la souffrance… mais aussi la fécondité.

Le travail théologique trouvera dans ce livre un vrai grenier de semences pour une nouvelle évangélisation. Il faudra seulement faire l’effort d’une étude patiente et espérer, comme dans les paraboles de Jésus, la croissance de tout ce qui y est impliqué. Ce livre est le fruit d’une grande espérance. Comme a dit saint Jean de la Croix, l’obscurité de la nuit nous semble épouvantable et définitive justement dans les moments qui précèdent la naissance du jour. La crise de l’homme oubliant la grandeur divine de sa propre nature est une vraie nuit de l’esprit. Mais celui qui sera capable d’écouter de façon juste pourra percevoir dans les nuages du présent l’aube du Jour venant !

  1. Grégoire de Nazianze, Nicoboulos à son fils, Carmen II, II, 5, v. 1-6, 165-193, PG 37,
    1521 et 1533 sv.


Père Francisco José López Sáez
Professeur de théologie spirituelle à l’Université pontificale de
Comillas des jésuites de Madrid, de spiritualité et liturgie des
Églises d’Orient à l’Université Ecclésiastique San Dámaso,
et de théologie dogmatique et oecuménisme au Séminaire de
Ciudad Real

Énigme de la pensée : Recension par Marion Duvauchel

L’œuvre de Jean-François Froger est originale et difficile. Si on en doutait, il nous en donne encore une preuve dans ce petit opuscule de moins de deux cent pages, au titre insolite : Enigme de la pensée. Enigme – et non pas mystère -, parce que l’énigme appelle l’enquête rationnelle, la puissance de la raison, et toutes les qualités du détective.

C’est une « somme ». On est donc invité gentiment mais fermement à lire l’ouvrage au moins trois fois. Autant dire qu’on est prévenu : c’est du dense !

La pensée « n’a pas d’âge » : tous les hommes qui ont pensé se sont aussi penchés sur les conditions de leur pensée, se sont interrogés sur la manière dont ils pensent et sur les limites de leur capacité à penser. Autrement dit, Enigme de la pensée s’inscrit dans une longue tradition dont Pascal est l’un des plus beaux fleurons, une tradition d’interrogation sur ce qui fait l’homme, le constitue ; et ce qui le constitue, c’est qu’« il pense ». Il ne peut éviter de se demander comment il pense, et même parfois « pourquoi » il pense. Mais rarement il s’interroge sur ce qui le fait penser.

C’est à cette énigme que l’auteur va s’attacher, en exploitant deux éclairages : celui de la pensée rationnelle qu’on appelle philosophie et celui de la pensée mythique.

En quinze « poursuites », on trouve dans cet ouvrage une nouvelle interprétation des mythes de la Grèce antique qui ont hanté notre épistémè occidentale (Œdipe), une nouvelle herméneutique de notre tradition biblique, une théorie de la parole et du langage, une théorie de la connaissance, une théorie économique (du travail et de la monnaie), les bases d’une anthropologie nouvelle et un éclairage sur les erreurs héritées de notre tradition cartésienne. Vous voyez, c’est beaucoup…

Tout philosophe sait que la pensée suppose un objet de pensée. Et il sait aussi que la pensée peut être son propre objet de pensée. Mais elle ne peut l’être jusqu’au bout – sauf à entrer dans un solipsisme mortel – parce qu’elle a un objet premier, qui la fonde, qui ne peut pas être atteint, mais qui est en quelque sorte le moteur de la pensée. Cette unité du « cogito-cogitor », du je pense et du je suis pensé ne peut plus être pensé consciemment, à cause de ce statut particulier qui est celui de la chute. Nous sommes comme Œdipe aveugle, et pour penser, il nous faut le secours de la raison. Le chemin de la pensée est donc un chemin de tâtonnement et parfois d’errance. Et sur ce chemin, nous faisons des rencontres, à commencer par le corps de l’homme.

C’est le cœur de cet ouvrage : le statut du corps humain, ce corps-temple postulé par la pensée chrétienne et bouddhique. Le corps, lieu de révélation comme en atteste toute notre tradition biblique…

La pensée réflexive choisit de s’approprier ou de rejeter ces objets que nous recevons et qui constituent un « donné », un déjà-là. Mais bien des erreurs proviennent de la première appréhension de ce « comment nous pensons ».

Pour entrer dans une autre « saisie » du monde que celle à laquelle nous sommes habitués, – et qui constitue un enfermement – il faut sortir de ce monde d’idées reçues qui est le nôtre, des héritages de pensée, des fausses sagesses. Comment sortir de ce que Jean-François Froger appelle « la langue maternelle, à peine distincte des obscurités du pathos », autrement dit dans le langage moderne, l’ordre du discours, sous lequel nous sommes le plus souvent ensevelis et dans lequel le statut du corps est un statut animal ?

Le programme est ambitieux et l’enjeu d’apprendre à penser immense : il s’agit d’entrer dans « une langue maternelle humaine et dans la langue paternelle révélée ». Il s’agit de se réapproprier correctement la question du corps et de la pensée (devenues inintelligible depuis le dualisme cartésien). Cela suppose un passage, celui du corps fantasmé au corps réel, c’està-dire au corps comme lieu de révélation. Ce qu’exprime toute la tradition biblique. Sortir de la langue maternelle non humaine constitue le premier effort, la première libération.

Toute l’humanité a construit des temples, qui sont, nous dit l’auteur, « les métaphores architecturales du corps humain », et qui fournissent une « réinstruction collective par des images et des rituels de ce qu’est le corps humain ». Pourquoi ? Parce que nous avons oublié. Nous avons oublié d’abord que nous sommes pensés, et nous avons oublié ce qu’est notre corps. « L’oubli de mon propre corps est le corollaire de l’oubli du fait que je suis pensé » (p. 49).

Ce n’est pas la moindre de ses vertus, Enigme de la pensée nous fait entrer dans le mystère de ce corps « temple de l’Esprit saint », et nous y pénétrons avec la lumière et les outils de la raison, et non plus dans les balbutiements de la théologie ou du catéchisme pastoral.

Ce corps, objet de révélation, est aussi un objet de construction, et c’est précisément le sens du travail. Par le travail l’homme façonne sa propre présence au monde. Voilà qui redonne au mot « travail » un tout autre sens que celui de nos modernes travaux forcés…

Le monde qui nous entoure est intelligible. Dans cette perspective, le temple est construit d’une part comme mémoire de la présence invisible de cette souveraine intelligibilité et d’autre part comme révélation du « cogitor », du fait que je suis pensé. L’éveil de l’homme à lui-même passe par l’éveil à l’intelligibilité du monde qui l’entoure. Mais ce n’est que la première des anamnèses. Pour que la pensée s’exprime, il faut la médiation du langage, qui prend la place des choses et s’y substitue jusqu’à constituer une sorte d’écran qui nous empêche de voir le réel. C’est le sens du mythe de Babel, exposé dans la neuvième poursuite. Babel : le lieu où l’homme prétend à une unité qu’il se donne lui-même au lieu de la recevoir de Dieu ; Babel, le lieu symbolique de la confusion mentale, – encore la nôtre – ; Babel, le lieu où les mots ont remplacé les choses et occultent la réalité sous un voile mental.

Il faut donc s’interroger sur ce que c’est qu’un nom. Et voila la théorie du mot et de la chose : ce qu’est la chose, ce que les philosophes appellent la « quiddité ». Pour résumer drastiquement un exposé déjà concis, la désignation est un geste qui montre la chose et la distingue, la marque. Cette marque « le type », est gravé dans l’homme, (non dans la chose, contrairement à une tradition philosophique largement reconduite). Or, la manière dont Dieu se donne est comme une signature dans les choses et dans l’homme, cette signature est en quelque sorte le « nom de Dieu ».

Autrement dit, le terme de la pensée, c’est Dieu.

Toute la tradition catholique répète à satiété que Dieu nous aime, mais elle ne met que rarement en avant cette simple idée : Dieu nous pense. Je suis pour Dieu un objet de pensée autant qu’un objet d’amour. Non pas un objet de pensée stérile et vain, comme dans notre univers mental, mais un objet de pensée qui me constitue comme être pensant et par conséquent constitue la source de ma pensée comme divine.

Enigme de la pensée est une somme, il est vrai, autrement dit quarante années de patient travail, mais c’est aussi un guide pratique de comment apprendre à penser, ou comment décider librement de ne pas se soumettre aux idées modernes.

Non, nous ne sommes pas les purs produits de notre milieu familial ou social, mais le fruit de l’intelligence et de l’amour divin, de la Pensée de Dieu. Et cette Pensée s’exprime dans une parole. Nous participons, si nous le voulons bien, de cette « Parole » de Dieu, dans l’architecture vivante qu’Il a conçu et voulu.

Mais pour le comprendre il nous faut accepter le lent cheminement de la pensée rationnelle, de ses détours, de ses pauses, de ses haltes, de ses lentes digestions et de ses incertaines et improbables pérégrinations.

Et donc de relire au moins trois fois ces quinze poursuites qui traquent un bien étrange gibier…

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PRESENTATION de l’éditeur :
Cet ouvrage se propose d’introduire une nouvelle façon d’étudier l’anthropologie en l’abordant par le thème de « la pensée » qui n’a pas d’âge, car nous sommes là au cœur de ce qui fait l’« Homme », comme le déclarait Blaise Pascal : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. »

La pensée humaine est une énigme pour elle-même : comment « penser la pensée » ? Nous sommes nécessairement juges et parties !

Il se trouve que les hommes ont dit à travers les mythes ce qui ne pouvait pas monter immédiatement à leur conscience explicite, faute d’un développement de la logique. C’est pourquoi ils se sont exprimés de façon énigmatique par des récits mythiques parmi lesquels on trouve aussi des récits à caractère « révélé ». L’intuition mythique s’allie fort bien à un développement récent de la logique quaternaire pour rendre explicite des structures où paraissent des termes habituellement non-dits, comme ceux décrivant les « prototypes » a priori inconnaissables, ou encore les « archétypes » à peine entrevus dans la pensée sur les symboles.

Préface : Une nouvelle apologie du Christianisme

Citadelle d’espérance au milieu du désert

Il n’y a pas de logique dans le mal, qui est dépourvu de tout système respiratoire. C’est pour cela que, dans un monde divisé par les guerres et envahi par les idéologies, l’atmosphère devient irrespirable. Il nous faut donc trouver une citadelle d’espérance au milieu du désert, pour pouvoir respirer l’air pur de la Vérité, qui remplit les hauteurs.
La logique dont traite ce livre, une « logique du bien », a été découverte et méditée par son auteur depuis de longues années passées dans la solitude d’un ermitage couronné par la beauté, sans souci de l’horloge, au rythme bien plus large que le temps, du paysage des Alpes. C’est le fruit de l’étude et de la contemplation. La neige du sommet, où repose la Vérité, génère les ruisseaux qui descendent vers la vallée afin que la vie humaine puisse reverdir, répondant à sa vocation originelle et à sa destination ultime dans la liberté personnelle. Ce livre, qui recueille l’eau cristalline provenant des cimes enneigées, nous est offert comme un « manuel » pour nous aider à comprendre et admirer la merveilleuse logique dont est tissue l’anthropologie biblique révélée.
Les lecteurs qui ont suivi les réflexions de Jean-François Froger connaissent déjà la finesse de l’auteur dans le dévoilement des structures quaternaires de la réalité créée, et savent que, notre logique habituelle étant binaire, on peine à trouver une logique adaptée à la structure même de la vie ; et ils ont appris avec l’auteur à découvrir émerveillés comment les récits de l’Écriture Sainte, de la Genèse à l’Apocalypse, fonctionnent précisément avec la logique qui convient à la vie, qui est une logique quaternaire quand il s’agit des structures d’une totalité quelconque (à cette structure quaternaire de la réalité créée et à sa logique propre est dédiée une première partie du livre, § 1-20), et une logique ternaire quand il s’agit des réalisations ou des transformations. Les § 21-26 étudient la logique ternaire et la développent dans des exemples de l’Écriture, pour découvrir sa valeur inestimable pour l’interprétation du songe de Jacob dans Genèse 28, 10-21, la controverse avec les pharisiens sur la filiation et l’état de disciple dans Jean 8, 31-45, la guérison de l’aveugle de Bethsaïda dans Marc 8, 22-26 ; le sommet de l’œuvre se trouve dans l’application de cette logique ternaire à la compréhension des états du corps du Christ et au mariage comme institution rituelle qui construit l’humanité des rapports humains, et dont la logique de parole est dévoilée dans le processus de révélation qui va des noces de Cana au sang de la Nouvelle Alliance.
L’auteur rassemble dans cet ouvrage des fragments dispersés dans les excursus et les annexes de différentes études d’anthropologie publiées, pour former un petit traité de « logique intégrale » au service d’une nouvelle apologie de la foi. D’une certaine manière, ce livre constitue une sorte de « recueil rétrospectif », parce qu’il invite à reprendre l’étude des œuvres antérieures d’un point de vue différent, qui offre des richesses vraiment nouvelles. Dans ce dernier livre on a atteint finalement… le principe ! On peut maintenant, à partir de ce sommet, refaire en sens inverse tout l’enseignement de notre exégète avec une nouvelle clé en main, ouvrant des portes qui, peut-être, étaient restées auparavant inconnues et donc fermées. Le travail recommence, parce que, étant pèlerins sur cette terre, chaque but atteint n’est qu’une étape provisoire.
Quelle est cette nouveauté, qui fait que tout le chemin parcouru par notre auteur en compagnie de ses auditeurs, pendant des décennies, dans la recherche de la logique qui sous-tend la Révélation divine, redevient maintenant une source toute jaillissante de fécondes découvertes ? C’est sans aucun doute le dévoilement de la quaternité de la Vie humaine, qui apparaît en pleine lumière comme une quaternité de quaternités, dont la complexité peut nous aider à pénétrer les diverses dimensions de la réalité relationnelle humaine, comprise comme une relation gouvernée par la Parole divine et culminant dans l’unicité singulière de l’hypostase personnelle de chacun, concomitante avec les trois autres dimensions. Voici le schéma qui résume les développements de la première partie de l’œuvre :

Cette nouvelle quaternité de la Vie humaine, dont la logique est régie par le Verbe divin, peut être considérée comme la pierre angulaire de tout l’édifice construit par Jean-François Froger jusqu’à ce moment. Une préface ne suffit pas pour mettre en lumière tous les enjeux de cette étude, grosse de pistes nouvelles pour l’anthropologie de la personne, la relation de l’homme et de la femme, l’ecclésiologie fondamentale, la christologie et même l’eschatologie. Aux lecteurs d’en juger, et aux théologiens, s’ils veulent écouter, d’en profiter. Je souligne tout simplement quelques pistes majeures.
En se fondant sur cette pierre angulaire, le livre veut offrir « une nouvelle apologie du christianisme ». Il s’agit de la nouveauté de la pédagogie de Jésus qui, sur le chemin d’Emmaüs et dans les apparitions pascales, ouvrit l’intelligence des disciples « afin qu’ils comprennent l’Écriture » (Luc 24, 45), et en elle, comme dans un miroir, sa propre existence fragmentée. L’apologie ainsi comprise nous enseigne à lire l’Écriture et la vie à partir de la logique du Ressuscité, c’est-à-dire, à la lumière de l’Écriture elle-même. Il ne faut surtout pas projeter notre intelligence sur l’Écriture pour la traduire pauvrement en nos concepts binaires, on doit plutôt apprendre à lire l’Écriture pour devenir vraiment intelligents. Cette apologie peut être
comparée à l’effort du prêtre russe Pavel Florenskij (fusillé en 1937, inhumé dans une tombe anonyme, comme une semence jetée en terre…) pour faire comprendre, dans sa Philosophie du culte, cette vérité fortement enracinée dans la tradition chrétienne orientale : on n’est pas constitué en homme-individu autonome (comme dans la mentalité dualiste moderne) pour célébrer ensuite les sacrements, mais on célèbre les sacrements pour devenir homme,
et homme rationnel, parce que le culte, et spécialement le sacrement eucharistique, est, dans les paroles du grand mystique sacramentaire byzantin du XIVe siècle Nicolas Cabasilas, le « laboratoire de la résurrection », le rituel étant le garant et la vérification de l’humanité de l’homme.
La grande tâche de notre temps, face à la profonde crise anthropologique, est de nous approprier de manière réfléchie l’anthropologie implicite dans la logique de la Révélation, qui ne cherche rien d’autre qu’à construire l’Homme. Compte tenu de la hauteur vocationnelle de notre temps et des exigences qui lui sont imposées, il ne suffit tout simplement pas d’utiliser
la vieille outre des concepts philosophiques pour y insérer l’anthropologie révélée. Ce n’est pas la notion d’être statique, mais la notion de relation qui est première pour l’intelligence. Le logos révélé vient d’une pensée qui n’est plus centrée sur l’être, mais sur la Vie. C’est une pensée intégrale qui ne connaît pas la mort ni ne la justifie, mais, choisissant la vie selon l’invitation
de la Parole divine (Deutéronome 30, 19-20), suit rituellement les étapes de sa logique vivante.
L’Écriture contient donc une logique de la Vie. L’apologie tentée dans ce livre présente les instruments logiques nécessaires pour commencer à comprendre l’étonnante affirmation de Jésus : « Je suis la Vie. » (Jn 14, 6) Ainsi, une raison qui a accès à la révélation chrétienne aura donc accès aux mystères de la vie. Alors la correspondance entre la Parole divine et les profondeurs du cœur humain sera établie, parce qu’il y a une logique commune aux deux mystères : « Abyssus abyssum invocat. » (Ps 41, 8) On dit aujourd’hui que la prédication ecclésiale vit d’une anthropologie médiévale et archaïque. Mais ce qui a vieilli, c’est notre conception binaire. Il s’avère que la logique quaternaire de la révélation, lorsqu’elle est découverte, est quelque chose d’éternellement nouveau, qui ne cesse de jaillir comme d’une
fontaine fraîchement ouverte. Le signe de la véracité de la Révélation est la cohérence profonde des mystères entre eux (analogia fidei) et avec les profondeurs du cœur humain (analogia entis), comme l’a souligné le concile Vatican I dans la Constitution Dei Filius.
Cette nouvelle apologie du christianisme nous invite à ne pas avoir peur de redécouvrir le christianisme comme Vérité, et de restituer son système respiratoire (sa logique de Vie) en chaque créature humaine, singulièrement, de personne à personne, de cœur à cœur. Nous donnerons ainsi raison à « la foi de nos pères », comme l’a souhaité le grand philosophe russe Vladimir Soloviev, auteur d’une philosophie de la « connaissance intégrale », bien
actuelle à plusieurs égards.
L’homme est le fruit du travail de Dieu. Il faut l’aider en complétant avec notre parole orale ce qui manque à l’humanité de l’homme, ce que ne peut pas fournir l’automatisme animal ni la lutte binaire de l’homme et de la femme : la parole rituellement reçue est la condition de la survie spirituelle de l’humanité. Parce que l’humanité dans l’homme est la valeur la plus menacée, et précisément à cause de l’idéologie, qui est un refuge pour ceux qui fuient la vie (pour échapper au désir et à la décision). À notre époque, l’idéologie est manifestement destructrice, on voit partout à l’oeuvre une destruction apocalyptique, mais « ceux qui vous construisent vont plus vite que ceux qui vous détruisent » (Isaïe 49, 7). Il faut savoir découvrir en ces temps troublés les signes de la Providence divine et son appel à la liberté, à l’intelligence et à la volonté de l’homme. Parce que la Vérité suit son cours imparable ; le rationalisme a déjà été vaincu, tout comme le fidéisme. L’intelligence va être rendue à la foi et la foi à l’intelligence, et cela accomplira le monde. Être chrétien est tout simplement comprendre les Écritures. C’est l’heure de la compréhension intégrale de la Révélation. Si une seule créature s’ouvre à la Vérité, la lumière a déjà vaincu les ténèbres, car la Vie éternelle aura été établie dans un cœur humain. De ce cœur, au nom de tous, jaillira alors un fleuve de lumière, qui est le Verbe de Dieu lui-même, dans lequel nous sommes et vivons.
À vous tous, qui aimez fréquenter les rares pages qui construisent un rempart pour garder la mémoire intérieure et laissent dans l’âme le goût de l’Esprit : rien dans ce livre ne vous décevra. Alors ne vous découragez pas, laissez-vous mener par la main (c’est l’objet d’un « manuel ») et utilisez les meilleures heures du jour et de la nuit dans son étude. Le fruit en sera la joie, la clarté et l’illumination du profond désir de vivre, qui est la marque de notre liberté, le sceau du Créateur dans notre cœur. C’est en cela que consiste l’apologie du christianisme : creuser les puits du désir qui avaient été bouchés quand le paradis s’est transformé en terre d’épines, pour nourrir à nouveau l’intelligence et construire, avec l’instrument d’une logique intégrale – avec le « logos » du « Logos », avec le geste du Verbe incarné –, une citadelle d’espérance au milieu du désert. Pour la vie de l’Homme. Pour la paix du monde.


Écrit au Liban, première semaine de Pâques, avril 2022


P. Francisco José López Sáez
Professeur de théologie spirituelle
à l’Université pontificale de Comillas des jésuites de Madrid,
et de spiritualité et liturgie des Églises d’Orient
à l’Université ecclésiastique San Dámaso