Citadelle d’espérance au milieu du désert
Il n’y a pas de logique dans le mal, qui est dépourvu de tout système respiratoire. C’est pour cela que, dans un monde divisé par les guerres et envahi par les idéologies, l’atmosphère devient irrespirable. Il nous faut donc trouver une citadelle d’espérance au milieu du désert, pour pouvoir respirer l’air pur de la Vérité, qui remplit les hauteurs.
La logique dont traite ce livre, une « logique du bien », a été découverte et méditée par son auteur depuis de longues années passées dans la solitude d’un ermitage couronné par la beauté, sans souci de l’horloge, au rythme bien plus large que le temps, du paysage des Alpes. C’est le fruit de l’étude et de la contemplation. La neige du sommet, où repose la Vérité, génère les ruisseaux qui descendent vers la vallée afin que la vie humaine puisse reverdir, répondant à sa vocation originelle et à sa destination ultime dans la liberté personnelle. Ce livre, qui recueille l’eau cristalline provenant des cimes enneigées, nous est offert comme un « manuel » pour nous aider à comprendre et admirer la merveilleuse logique dont est tissue l’anthropologie biblique révélée.
Les lecteurs qui ont suivi les réflexions de Jean-François Froger connaissent déjà la finesse de l’auteur dans le dévoilement des structures quaternaires de la réalité créée, et savent que, notre logique habituelle étant binaire, on peine à trouver une logique adaptée à la structure même de la vie ; et ils ont appris avec l’auteur à découvrir émerveillés comment les récits de l’Écriture Sainte, de la Genèse à l’Apocalypse, fonctionnent précisément avec la logique qui convient à la vie, qui est une logique quaternaire quand il s’agit des structures d’une totalité quelconque (à cette structure quaternaire de la réalité créée et à sa logique propre est dédiée une première partie du livre, § 1-20), et une logique ternaire quand il s’agit des réalisations ou des transformations. Les § 21-26 étudient la logique ternaire et la développent dans des exemples de l’Écriture, pour découvrir sa valeur inestimable pour l’interprétation du songe de Jacob dans Genèse 28, 10-21, la controverse avec les pharisiens sur la filiation et l’état de disciple dans Jean 8, 31-45, la guérison de l’aveugle de Bethsaïda dans Marc 8, 22-26 ; le sommet de l’œuvre se trouve dans l’application de cette logique ternaire à la compréhension des états du corps du Christ et au mariage comme institution rituelle qui construit l’humanité des rapports humains, et dont la logique de parole est dévoilée dans le processus de révélation qui va des noces de Cana au sang de la Nouvelle Alliance.
L’auteur rassemble dans cet ouvrage des fragments dispersés dans les excursus et les annexes de différentes études d’anthropologie publiées, pour former un petit traité de « logique intégrale » au service d’une nouvelle apologie de la foi. D’une certaine manière, ce livre constitue une sorte de « recueil rétrospectif », parce qu’il invite à reprendre l’étude des œuvres antérieures d’un point de vue différent, qui offre des richesses vraiment nouvelles. Dans ce dernier livre on a atteint finalement… le principe ! On peut maintenant, à partir de ce sommet, refaire en sens inverse tout l’enseignement de notre exégète avec une nouvelle clé en main, ouvrant des portes qui, peut-être, étaient restées auparavant inconnues et donc fermées. Le travail recommence, parce que, étant pèlerins sur cette terre, chaque but atteint n’est qu’une étape provisoire.
Quelle est cette nouveauté, qui fait que tout le chemin parcouru par notre auteur en compagnie de ses auditeurs, pendant des décennies, dans la recherche de la logique qui sous-tend la Révélation divine, redevient maintenant une source toute jaillissante de fécondes découvertes ? C’est sans aucun doute le dévoilement de la quaternité de la Vie humaine, qui apparaît en pleine lumière comme une quaternité de quaternités, dont la complexité peut nous aider à pénétrer les diverses dimensions de la réalité relationnelle humaine, comprise comme une relation gouvernée par la Parole divine et culminant dans l’unicité singulière de l’hypostase personnelle de chacun, concomitante avec les trois autres dimensions. Voici le schéma qui résume les développements de la première partie de l’œuvre :
Cette nouvelle quaternité de la Vie humaine, dont la logique est régie par le Verbe divin, peut être considérée comme la pierre angulaire de tout l’édifice construit par Jean-François Froger jusqu’à ce moment. Une préface ne suffit pas pour mettre en lumière tous les enjeux de cette étude, grosse de pistes nouvelles pour l’anthropologie de la personne, la relation de l’homme et de la femme, l’ecclésiologie fondamentale, la christologie et même l’eschatologie. Aux lecteurs d’en juger, et aux théologiens, s’ils veulent écouter, d’en profiter. Je souligne tout simplement quelques pistes majeures.
En se fondant sur cette pierre angulaire, le livre veut offrir « une nouvelle apologie du christianisme ». Il s’agit de la nouveauté de la pédagogie de Jésus qui, sur le chemin d’Emmaüs et dans les apparitions pascales, ouvrit l’intelligence des disciples « afin qu’ils comprennent l’Écriture » (Luc 24, 45), et en elle, comme dans un miroir, sa propre existence fragmentée. L’apologie ainsi comprise nous enseigne à lire l’Écriture et la vie à partir de la logique du Ressuscité, c’est-à-dire, à la lumière de l’Écriture elle-même. Il ne faut surtout pas projeter notre intelligence sur l’Écriture pour la traduire pauvrement en nos concepts binaires, on doit plutôt apprendre à lire l’Écriture pour devenir vraiment intelligents. Cette apologie peut être
comparée à l’effort du prêtre russe Pavel Florenskij (fusillé en 1937, inhumé dans une tombe anonyme, comme une semence jetée en terre…) pour faire comprendre, dans sa Philosophie du culte, cette vérité fortement enracinée dans la tradition chrétienne orientale : on n’est pas constitué en homme-individu autonome (comme dans la mentalité dualiste moderne) pour célébrer ensuite les sacrements, mais on célèbre les sacrements pour devenir homme,
et homme rationnel, parce que le culte, et spécialement le sacrement eucharistique, est, dans les paroles du grand mystique sacramentaire byzantin du XIVe siècle Nicolas Cabasilas, le « laboratoire de la résurrection », le rituel étant le garant et la vérification de l’humanité de l’homme.
La grande tâche de notre temps, face à la profonde crise anthropologique, est de nous approprier de manière réfléchie l’anthropologie implicite dans la logique de la Révélation, qui ne cherche rien d’autre qu’à construire l’Homme. Compte tenu de la hauteur vocationnelle de notre temps et des exigences qui lui sont imposées, il ne suffit tout simplement pas d’utiliser
la vieille outre des concepts philosophiques pour y insérer l’anthropologie révélée. Ce n’est pas la notion d’être statique, mais la notion de relation qui est première pour l’intelligence. Le logos révélé vient d’une pensée qui n’est plus centrée sur l’être, mais sur la Vie. C’est une pensée intégrale qui ne connaît pas la mort ni ne la justifie, mais, choisissant la vie selon l’invitation
de la Parole divine (Deutéronome 30, 19-20), suit rituellement les étapes de sa logique vivante.
L’Écriture contient donc une logique de la Vie. L’apologie tentée dans ce livre présente les instruments logiques nécessaires pour commencer à comprendre l’étonnante affirmation de Jésus : « Je suis la Vie. » (Jn 14, 6) Ainsi, une raison qui a accès à la révélation chrétienne aura donc accès aux mystères de la vie. Alors la correspondance entre la Parole divine et les profondeurs du cœur humain sera établie, parce qu’il y a une logique commune aux deux mystères : « Abyssus abyssum invocat. » (Ps 41, 8) On dit aujourd’hui que la prédication ecclésiale vit d’une anthropologie médiévale et archaïque. Mais ce qui a vieilli, c’est notre conception binaire. Il s’avère que la logique quaternaire de la révélation, lorsqu’elle est découverte, est quelque chose d’éternellement nouveau, qui ne cesse de jaillir comme d’une
fontaine fraîchement ouverte. Le signe de la véracité de la Révélation est la cohérence profonde des mystères entre eux (analogia fidei) et avec les profondeurs du cœur humain (analogia entis), comme l’a souligné le concile Vatican I dans la Constitution Dei Filius.
Cette nouvelle apologie du christianisme nous invite à ne pas avoir peur de redécouvrir le christianisme comme Vérité, et de restituer son système respiratoire (sa logique de Vie) en chaque créature humaine, singulièrement, de personne à personne, de cœur à cœur. Nous donnerons ainsi raison à « la foi de nos pères », comme l’a souhaité le grand philosophe russe Vladimir Soloviev, auteur d’une philosophie de la « connaissance intégrale », bien
actuelle à plusieurs égards.
L’homme est le fruit du travail de Dieu. Il faut l’aider en complétant avec notre parole orale ce qui manque à l’humanité de l’homme, ce que ne peut pas fournir l’automatisme animal ni la lutte binaire de l’homme et de la femme : la parole rituellement reçue est la condition de la survie spirituelle de l’humanité. Parce que l’humanité dans l’homme est la valeur la plus menacée, et précisément à cause de l’idéologie, qui est un refuge pour ceux qui fuient la vie (pour échapper au désir et à la décision). À notre époque, l’idéologie est manifestement destructrice, on voit partout à l’oeuvre une destruction apocalyptique, mais « ceux qui vous construisent vont plus vite que ceux qui vous détruisent » (Isaïe 49, 7). Il faut savoir découvrir en ces temps troublés les signes de la Providence divine et son appel à la liberté, à l’intelligence et à la volonté de l’homme. Parce que la Vérité suit son cours imparable ; le rationalisme a déjà été vaincu, tout comme le fidéisme. L’intelligence va être rendue à la foi et la foi à l’intelligence, et cela accomplira le monde. Être chrétien est tout simplement comprendre les Écritures. C’est l’heure de la compréhension intégrale de la Révélation. Si une seule créature s’ouvre à la Vérité, la lumière a déjà vaincu les ténèbres, car la Vie éternelle aura été établie dans un cœur humain. De ce cœur, au nom de tous, jaillira alors un fleuve de lumière, qui est le Verbe de Dieu lui-même, dans lequel nous sommes et vivons.
À vous tous, qui aimez fréquenter les rares pages qui construisent un rempart pour garder la mémoire intérieure et laissent dans l’âme le goût de l’Esprit : rien dans ce livre ne vous décevra. Alors ne vous découragez pas, laissez-vous mener par la main (c’est l’objet d’un « manuel ») et utilisez les meilleures heures du jour et de la nuit dans son étude. Le fruit en sera la joie, la clarté et l’illumination du profond désir de vivre, qui est la marque de notre liberté, le sceau du Créateur dans notre cœur. C’est en cela que consiste l’apologie du christianisme : creuser les puits du désir qui avaient été bouchés quand le paradis s’est transformé en terre d’épines, pour nourrir à nouveau l’intelligence et construire, avec l’instrument d’une logique intégrale – avec le « logos » du « Logos », avec le geste du Verbe incarné –, une citadelle d’espérance au milieu du désert. Pour la vie de l’Homme. Pour la paix du monde.
Écrit au Liban, première semaine de Pâques, avril 2022
P. Francisco José López Sáez
Professeur de théologie spirituelle
à l’Université pontificale de Comillas des jésuites de Madrid,
et de spiritualité et liturgie des Églises d’Orient
à l’Université ecclésiastique San Dámaso