Homélie du Fr. Jean-Sébastien, ocd
Dimanche 3 mars 2024
3e dimanche de Carême – Année B
Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : L’amour de ta maison fera mon tourment. Des Juifs l’interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquèrent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais lui parlait du sanctuaire de son corps. Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. Pendant qu’il était à Jérusalem pour la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il accomplissait. Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous et n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ; lui-même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme.
En ce 3e dimanche de carême, la liturgie nous offre un passage de l’évangile selon saint Jean très énergique. C’est ce passage de l’évangile qui a été pour moi l’adhésion complète de mon intelligence en Jésus vrai Dieu et vrai homme, trente ans auparavant, et je ne cesse de rendre grâce. Pourquoi, la douceur de Jésus s’exprime avec autant de force ? Jésus exerce la vertu de force pour provoquer un changement : « Cessez de faire de la maison de mon père une maison de commerce. ». L’enjeu est de taille : c’est la « mort du Dieu » de Vie qui a pour conséquence inéluctable la mort de l’homme. Ce geste et les paroles, à la fois concrets et spirituels, constituent un signe prophétique. Nous voyons aisément le geste mais bien difficilement le signe prophétique ! Aussi que l’attitude de Jésus ne nous fasse pas oublier que le Temple en lui-même est aussi un signe prophétique et que les sacrifices opérés dans ce Temple sont aussi des signes prophétiques.
Pourquoi les judéens falsifiaient la fonction du Temple selon le modèle révélé à Moïse par Dieu sur le Sinaï (Ex 25, 9) et sa réalisation matérielle avec Salomon (1 R 6-7 // 2 Ch 3-4). Qu’est-ce que révèle le Temple ? Le Temple révèle la structure de la nature humaine, en même temps qu’il révèle le mystère de la présence de la divinité (Ex 25, 8) et la donation du modèle du Temple au Peuple par la médiation de Moïse est une pré-incarnation du Verbe. Le Temple est destiné à réapprendre à l’homme déchu la présence divine, dont il était exclu depuis la sortie de l’Éden, dans sa chute originelle. En définitive, le Temple est une figure de l’habitation de Dieu parmi les hommes (1 R 8, 10-13). L’homme doit se découvrir capable de parler à Dieu et pas à n’importe quelle divinité, c’est celui du Mont Sinaï (יהוה)[1]. Pour que l’homme prenne conscience de cette capacité perdue, il lui faut contempler et agir liturgiquement dans la structure du Temple.
Le Temple révèle dans sa liturgie la structure de la nature humaine. Le Temple a une structure visible dans son architecture. La nature humaine y est décrite par cette structure architecturale, nous avons le {parvis des femmes, parvis des hommes, Saint, Saint des saints} ou bien, dans un langage équivalent, en nommant les lieux par leurs fonctions, nous avons le {féminin, masculin, sacerdotal, grand sacerdotal}. Le Peuple de l’Alliance, constitué par la circoncision, entre dans le Temple par la porte du parvis des femmes. Ensuite les hommes, les prêtres et le grand prêtre peuvent franchir la porte de Nicanor, entre le parvis des femmes et le parvis d’Israël, et les hommes y demeurent. Les prêtres et le grand prêtre passent auprès de l’autel où ils devront faire des sacrifices et ils entrent dans le sanctuaire, le Saint, par le vestibule. Les prêtres y pratiquent leur service (la liturgie quotidienne). Enfin, le grand prêtre pénètre seul dans le Saint des saints en passant derrière le voile séparant le Saint du Saint des Saints. Si donc le Temple est la maison de Dieu, il révèle l’acte de gouvernement divin qui est d’organiser la nature humaine en quatre catégories, distinctes concomitantes, non-vides.
Le Temple révèle un mystère de la divinité, la seule et unique. Comme nous l’avons dit, le Temple institué par révélation est en quelque sorte un rituel opéré par Dieu même ; en cela, il révèle quelque chose de la divinité : si elle s’adresse à l’homme par un rituel, c’est pour lui proposer de répondre à une parole, réponse d’une intelligence à l’intelligence divine. Dieu se révèle comme Parole dans la dynamique liturgique du Temple. Aussi sa structure visible enseigne les conditions de la parole pour l’homme. On ne peut connaître la divinité que dans son acte de création ou dans un acte de gouvernement. Aussi la structure du Temple révèle la présence active de la divinité dans la révélation qu’il existe une hiérarchie humaine (hiérarchie dans son sens étymologique hiéros saint sacré et archen le commandement ou bien le principe : ordre sacré), c’est-à-dire un ordre interne immuable et sacré parce que résultant de la condition d’existence de la nature humaine. D’où, l’importance primordiale de la liturgie où les catégories de la nature humaine sont révélées et mises en évidence. Il en résulte que détruire la hiérarchie de la nature humaine, ce serait détruire la connaissance de la divinité rendue possible à travers elle, dans et par la liturgie.
Le Temple est une figure de l’habitation de Dieu parmi les hommes, c’est pourquoi Jésus identifiera son corps au Temple, ce qui ne se comprend évidemment qu’après la résurrection, mais à condition d’entrevoir aussi que le Temple figure la nature humaine créée par Dieu. Rappelons-nous, Jésus l’annonce clairement pendant son interrogatoire chez Caïphe. Au nom de quelle inculpation Jésus est-il condamné ? Sur l’annonce de la destruction du Temple ! C’est ce que la majorité du Sanhédrin entend comme blasphème et justifie à leurs yeux sa condamnation à mort. Nous l’entendrons dans quelques semaines. Et le geste et les paroles prophétiques de Jésus de ce jour, nous sont très utiles, même après les événements, pour que nous ayons la possibilité de les comprendre. Jésus affirme lors même de son procès qu’il est le Messie réalisant la prophétie de Daniel (Dn 7, 13-14) mais aussi le Seigneur siégeant à la droite de la divinité recevant domination, gloire et royauté sur toutes les nations. Il est donc le « concurrent » immédiat du grand Prêtre en activité.
Voyons maintenant en quoi il y a une falsification et en quoi le seul remède à cette falsification, c’est la destruction du Temple. Le cœur du rituel dans la liturgie du Temple est le sacrifice. On y sacrifie très concrètement des bœufs, des agneaux et des tourterelles mais ces sacrifices doivent ritualiser l’offrande de la vie dans un acte de réciprocité avec la divinité créatrice et donatrice de la vie. Acheter les animaux et les offrir, c’est bien donner quelque chose de soi et par conséquent de soi-même. L’argent de l’achat est un simple instrument d’échange. Acheter les animaux et les offrir par la main des prêtres préposés à cette tâche (le cohen est un sacrificateur), c’est obéir à un ordre divin. Tout le service liturgique (avodah עבודה) du Temple est ordonné par Dieu. Comment l’argent peut-il devenir une divinité au point que Jésus puisse dire de ne pas échanger la maison de son père avec une maison de commerce ? Comment l’instrument peut-il devenir le maître ? C’est que les sacrifices opérés ne sont plus destinés pour rendre un culte, mais cela sert de manière insidieuse et détournée, à remplir le trésor du Temple. Le Grand Prêtre n’exerce plus sa fonction liturgique de la présence divine dans le peuple mais devient le législateur temporel du Temple auquel on lui donne un impôt. Cela est très subtil mais très dangereux car cela réduit l’homme dans la servitude de la chute originelle.
Ainsi pour que vous ne transformiez plus la maison de mon Père en maison de commerce, « détruisez ce sanctuaire, – fait de main d’homme -, et en trois jours je le relèverai ». Il ne s’agit bien évidemment pas de l’événement historique provoqué par la révolte judéenne s’achevant par le siège de Jérusalem et la destruction du Temple par les Romains. Il s’agit ici de la réalisation du signe et des paroles prophétiques de Jésus. Si Jésus propose une destruction, c’est pour rendre immédiatement possible une reconstruction. Cependant, il y aura une destruction nécessaire de ce que signifie le Temple pour que sa reconstruction n’en soit pas simplement la restauration mais l’instauration dans son sens divin. Il est nécessaire de penser que la destruction n’a de sens qu’à cause d’une malfaçon ou d’une déficience antérieure. Hypothèse évidemment insoutenable ni même pensable pour les membres du Sanhédrin, c’est ce que nous commémorons dans les textes du vendredi saint.
L’opération est également impensable pour les disciples de Jésus lorsqu’il l’annonce mais ils s’en souvinrent après son relèvement d’entre les morts. Il fallait en effet que l’âme de Jésus fût séparée de son corps pour que le corps puisse « se relever d’entre les morts » et qu’ainsi transformé, il puisse siéger à la droite du Père, avec son âme humaine déifiée. Dieu n’a pas voulu opérer le sauvetage de l’humanité, comme d’une épave : Il a voulu susciter en elle une vie, sa propre Vie qui est déjà en nous en germe. Dieu, le Dieu unique créateur, est évidemment le créateur de l’homme. L’homme Jésus réalise parfaitement ce qu’il dit et ce qu’il enseigne ; il en résulte que nous pouvons voir dans la scène des marchands du Temple un acte réalisant dans ce monde-ci l’exacte volonté de la sainte Trinité faisant advenir son Règne et sanctifiant parfaitement son Nom (יהוה).
La destruction du Temple est d’abord la mort corporelle de Jésus sur le Golgotha et sa reconstruction est la résurrection et l’ascension de ce corps vivant en la sainte Trinité. Son sacrifice d’oblation consiste à pouvoir ramener de la mort des hommes que la mort avait engloutis. C’est donc la résurrection qui rend Jésus capable d’être « reconnu et nommé » grand prêtre c’est-à-dire un vrai homme (He 5, 7) sans péché qui assume pleinement la nature humaine et la nature divine (He 7, 25-27) et c’est bien la résurrection qui rend les disciples capables de comprendre les Écritures et la parole de Jésus dans un même et unique acte de foi (Jn 17, 2).
Jésus reconstruit le Temple par son corps de chair ressuscité parce que cette fois-ci le Temple est la véritable incarnation du Verbe. Comment voir cette nature humaine restaurée parfaite comme elle l’était au « moment » de la Création ? En observant le Temple destiné à la révéler, avec le grand prêtre qu’il fallait, non avec sa représentation déficiente. En Jésus ressuscité, on voit alors la nature humaine parfaite.
Rappelons-nous, le Temple, c’est le lieu de la présence divine où l’homme doit sacrifier. Avant la destruction, on offrait des animaux, nous aussi aujourd’hui nous faisons un sacrifice, nous offrons le pain et le vin, qui deviennent le corps et le sang du Christ pour que nous nous en nourrissions. En effet, le Christ Jésus, vrai Dieu et vrai homme, le véritable Grand Prêtre, veut que nous soyons là où Il est.
Amen[2].
Fr. Jean-Sébastien de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Pissot), ocd
[1] Le Tétragramme יהוה est formé des lettres hébraïques Yod (י), He (ה), Vav (ו), et He (ה).
[2] Homélie s’inspire très largement des livres de Jean-François Froger : « Le Livre de la Nature humaine », Éditions Grégoriennes, 2019, p. 209- 226 ; « La couronne du Grand-Prêtre », Éditions Grégoriennes, 2021, p. 431-444 ; « Chemins de connaissance » (avec la collaboration de Dr Michel-Gabriel Mouret) Editions DésIris, 1990, p. 41-52 ; « D’or et de Miel », Editions DésIris, 1986, p. 69-74.