Préface : Le livre de la Création

Ce livre s’adresse à tout homme assoiffé de sens et qui cherche à connaître la nature humaine. Le lecteur bienveillant sera enrichi d’une nouvelle connaissance, pleine de surprises et d’étonnements.

On notera d’abord, en parcourant patiemment avec l’auteur les versets du récit fondateur de la Genèse, trop commenté mais très peu connu, des nouveautés dans la méthode d’approche. Habituellement, la tradition théologique, et même philosophique, a reçu la Révélation divine comme une source inspirée, mais elle a tenté de comprendre la Parole divine à l’intérieur des paramètres de la métaphysique classique, entièrement fondée sur la logique binaire aristotélicienne. Les grands théologiens-philosophes, en tête Maïmonide et saint Thomas d’Aquin, ont échappé au réductionnisme rationaliste ou à la double vérité grâce à leur foi, mais ils n’ont pas vu que la Révélation même, dans ses images multiples et parfois bizarres, contient
de façon impliquée une logique propre, extrêmement précise, et apte non seulement à dégager la cohérence inouïe de la Parole de Dieu, mais surtout à fournir l’instrument avec lequel la foi doit discerner dans son effort intellectuel l’interprétation que la Parole divine donne de l’homme.

La tradition inspirée interprète l’homme, et l’interpelle comme être libre et appelé à participer de la vie intime de Dieu. Cela veut dire que la Révélation apporte à l’homme les connaissances nécessaires pour qu’il assume son identité dans un assentiment rationnel et fonde ainsi son chemin de liberté. Ces connaissances ne peuvent provenir ni de l’expérience sensible, source de la philosophie par abstraction, ni de l’imagination, toujours mythologique. Il y a vraiment de l’inconnaissable, et une révélation veut nous communiquer précisément ce que nous ne pouvons pas connaître. Mais elle le fait avec les instruments de la rationalité humaine, qui sont l’analogie et la logique, qui prennent dans la révélation divine une allure propre très spéciale, apte à faire comprendre la parole révélée comme un chemin de transformation spirituelle de l’homme dans son effort d’écoute et de compréhension : la rationalité de la révélation est décrite dans cet ouvrage en déployant l’analogie de la fonction symbolique et en exposant la logique quaternaire, vraie découverte de l’auteur. Loin d’être déroutant, l’effort de fondation d’une logique quaternaire, déployé verset après verset dans ce commentaire, offre un instrument précieux pour un regard unifié dans beaucoup de domaines, parce qu’il s’agit de la logique propre de la révélation et de la création même. Cette découverte constitue, par ailleurs, le grand apport de l’étude, et elle vient à son heure.

Nous vivons, en effet, les temps d’une profonde crise de la raison humaine et de l’intelligence de la foi. Peut-être les deux crises se sont unies pour la première fois dans l’histoire. D’une part, on parle de la mort de Dieu et de la mort de l’homme, réduit à la pure biologie d’un animal qui a eu de la chance. Heidegger a proclamé que l’homme est un « être pour la mort » ; la culture du dernier siècle de façon scandaleuse et celle du nôtre avec l’endormissement non moins sanglant induit par les moyens techniques, se sont chargées d’apporter l’évidence de la mort comme dernier horizon de l’humain. Mais Heidegger est un naufragé de la même métaphysique qu’il critiquait, et tous les deux se noient sous nos yeux dans les eaux confuses de l’être et du néant. Les tenants de notre culture sont fils de naufragés et l’humanité de l’homme s’effondre avec eux.

D’autre part, l’intelligence même de la foi est exposée aux risques des évidences culturelles non purifiées, dont l’auteur signale un usage inconscient presque indépassable dans notre théologie et notre exégèse, se manifestant par la conviction que, de toute façon, la révélation (si au moins elle est admise) est recouverte par le langage mythologique d’un peuple particulier, bien situé dans sa spécificité ethnique hébraïque. L’effort de compréhension
de la révélation consisterait donc en la découverte-construction d’un noyau intellectuel abstrait qu’il s’agirait de dégager et de traduire à l’universel. Ce noyau abstrait serait la sagesse de la révélation, en rien différente de la sagesse des autres mythologies de l’humanité. Si révélation il y a, elle serait un nouveau fruit du langage, toujours maternel à l’occasion, mais non pas l’évidence de la Parole paternelle qui appelle l’homme à la pensée.

Ce livre tranche fort dans les habitudes exégétiques. Penser c’est décider, c’est suivre la parole paternelle au risque de l’interprétation et de la transformation radicale de la profondeur humaine, jusqu’à trouver la pensée de Dieu qui nous pense : cogitor, ergo sum. La révélation hébraïque n’est pas ethnologique, mais anthropologique, on ne la comprend pas si on l’enferme dans l’imagination mythique ou dans les catégories habituelles de la pensée ; seul comprend celui qui fait l’effort d’apprendre la nature humaine en recevant et dégageant la logique propre de la Parole de Dieu, une logique inspirée. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on est intelligent qu’on peut lire et interpréter l’Écriture Sainte, mais c’est en lisant attentivement et avec piété (la logique est la piété de la pensée) l’Écriture Sainte qu’on devient vraiment intelligent.

L’Écriture apprend à penser. Le signe indubitable de l’inspiration de la Parole est précisément son opposition à la tendance naturelle de notre imagination. C’est dire que la lecture de ce livre va requérir du lecteur un grand effort de purification et un exercice nouveau de sa rationalité, parce que l’inspiration ne s’oppose pas à la pensée, au contraire, elle constitue sa source et sa richesse.

La difficulté de ce livre coïncide donc avec sa plus haute valeur : c’est la proposition d’un nouveau paradigme. Nous nous trouvons dans la possibilité historique, à l’intérieur de cette époque qui vit peut-être la première crise vraiment chrétienne de l’histoire, de fonder une nouvelle métaphysique à partir de la logique propre à la révélation. Pour la découvrir, il faut avoir entrevu, plein de reconnaissance et d’admiration, la cohérence entre chaque expression de l’Écriture et chaque geste et parole du Seigneur Jésus. Ce livre pose seulement un commencement, c’est justement le bereshit, le principe, mais c’est le plus important. La compréhension juste de la Genèse-principe est la condition pour pouvoir découvrir la cohérence du reste des étapes de la révélation, jusqu’à l’Apocalypse de saint Jean. Cette cohérence de toutes les paroles de la Bible avec la Parole en personne, le Verbe de Dieu, rayonne avec une telle profondeur et beauté qu’elle transforme intérieurement et radicalement la conception de la nature humaine. Comme dit admirablement saint Grégoire de Nazianze : « Mon fils, si tu désires les paroles, tu désires ce qu’il y a de meilleur. Moi aussi je suis réjoui par les paroles que le Christ-roi a données aux mortels comme la lumière de vie, comme le don le plus précieux sous la voûte du ciel. Celui qui possède plusieurs titres se réjouit lui-même et le plus quand on le nomme la Parole… Les paroles sont fondement de vie, ce sont elles qui m’ont distingué des animaux sauvages, c’est avec elles que j’ai bâti des villes et inventé des lois, c’est avec elles que je célèbre la puissance de Dieu… »1

Beaucoup de théologiens de la génération qui nous précède ont entrevu le nouveau fondement que ce livre nous offre, mais ils n’ont pas, peut-être, été capables de vraiment l’articuler : c’est que la racine ultime de l’être est la relation, l’être est relation, et sa source est la relation divine du Dieu Trinitaire. Ce nouveau principe, que ce livre met au jour avec clarté et précision, est lumière dans les ténèbres du présent, déploiement de cette première parole divine appelant à la lumière et couronnant son oeuvre avec un : tout est très bon, tout est vraiment beau, l’homme est un être pour la vie !

Profondément enraciné dans la tradition des grands commentaires juifs et chrétiens de l’ Hexaémeron, l’œuvre des six jours (Philon, Rachi, Origène, Basile le Grand, Augustin, Bonaventure…), ce livre ne se présente pas, cependant, comme un commentaire des commentaires, ni même comme un nouveau chaînon dans la série habituelle des travaux universitaires. La loi de fer de la correction politique, inconsciemment assumée et apparemment indépassable, qui contrôle actuellement l’enseignement et le travail intellectuel, veut que la recherche ne soit rien d’autre qu’une accumulation d’opinions et de points de vue, sans que le chercheur et l’étudiant aient à prendre parti et à décider de la vérité. Matrix veut bien garder ses frontières, et proclame sévèrement ses consignes et ses interdictions : cherchez dans toutes les directions possibles, agrandissez vos appareils de citations, mais, surtout et à tout prix, protégez-vous de ceux qui disent avoir trouvé ! Il est surtout interdit de trouver ! On comprend bien que ce nouveau mensonge de notre vieille collection d’évidences culturelles non critiquées provient de la peur de la vérité. Mais cette peur et le système qu’elle engendre se révèlent dangereusement stérilisants pour la théologie, parce qu’ils court-circuitent précisément la question fondatrice de l’homme tout court : au-delà de l’usage économique et des lois de la statistique, quel est le sens de l’humanité de l’homme ? L’Église et la théologie ont à réaliser un profond discernement au service de la foi et de l’humanité de l’homme, sous peine de rester congelées dans la glaciation spirituelle générale du temps présent. Jean-François Froger fait couler avec son livre un ruisseau de lave ardente pour faire s’effondrer le glacial, parce qu’il est un de ceux qui ont trouvé, ou qui se sont laissés trouver. Il nous communique, dans ses phrases de diamant taillant, sa joie d’avoir trouvé, conscient que le prix à payer pour la rencontre avec la Vérité, c’est souvent la solitude et la souffrance… mais aussi la fécondité.

Le travail théologique trouvera dans ce livre un vrai grenier de semences pour une nouvelle évangélisation. Il faudra seulement faire l’effort d’une étude patiente et espérer, comme dans les paraboles de Jésus, la croissance de tout ce qui y est impliqué. Ce livre est le fruit d’une grande espérance. Comme a dit saint Jean de la Croix, l’obscurité de la nuit nous semble épouvantable et définitive justement dans les moments qui précèdent la naissance du jour. La crise de l’homme oubliant la grandeur divine de sa propre nature est une vraie nuit de l’esprit. Mais celui qui sera capable d’écouter de façon juste pourra percevoir dans les nuages du présent l’aube du Jour venant !

  1. Grégoire de Nazianze, Nicoboulos à son fils, Carmen II, II, 5, v. 1-6, 165-193, PG 37,
    1521 et 1533 sv.


Père Francisco José López Sáez
Professeur de théologie spirituelle à l’Université pontificale de
Comillas des jésuites de Madrid, de spiritualité et liturgie des
Églises d’Orient à l’Université Ecclésiastique San Dámaso,
et de théologie dogmatique et oecuménisme au Séminaire de
Ciudad Real

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