Archives par mot-clé : Noces de Cana

Homélie – Les 6 jarres de pierre aux noces de Cana

Homélie du Fr. Jean-Sébastien, ocd – Dimanche 19 janvier 2025

Jn 2, 1-11

L’évangile de ce dimanche est l’un des passages les plus connus. Cet épisode, qui est choisi fréquemment par les fiancés pour célébrer le sacrement de leur mariage, relate le premier miracle de Jésus : la transformation de l’eau en vin aux noces de Cana. Cet événement marque le début de la vie publique du Christ, manifeste sa gloire et amène ses disciples à croire en lui : « Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit à Cana en Galilée. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui ».

Ce miracle, accompli à l’initiative de Marie, n’est pas seulement un acte extraordinaire, mais il est un enseignement sur la manière dont Jésus est venu restaurer notre humanité déchue par le péché originel. La Vierge Marie, l’Immaculée, l’a bien compris : en demandant à Jésus d’intervenir, elle nous montre qu’il est capable de renouveler toutes choses en chacun de nous. Jésus, le Verbe de Dieu, fait toutes choses nouvelles et Marie lui demande de réaliser cette nouveauté dans le miracle de Cana.

Les six jarres de pierre mentionnées dans cet évangile peuvent représenter les différentes capacités de notre âme. Ce rapprochement est permis grâce à la lecture du psaume 19 qui décline six modes d’action de la parole de Dieu dans l’âme de celui qui l’écoute. Ces capacités de l’âme ont besoin d’être transformées par l’épistémè[1] de Yod-Hé-Vaw-Héהוהי YHWH (Cf. Ex 3, 1-15), son assertion, ses amendements, son commandement, sa crainte et ses jugements. Elle réforme notre langage. Ces jarres, initialement destinées aux rites de purification deviendront le lieu de la transformation de l’eau en vin, signe d’une vie nouvelle et de l’inspiration divine[2]. Mais la comparaison avec des jarres de notre âme nécessite un « état des lieux » avant d’observer la transformation.

Faisons un petit détour dans le livre de l’Exode où Dieu dit à Moïse : « Je chasserai devant toi les Amoréens, les Cananéens, les Hittites, les Phérézéens, les Hévéens et les Jébuséens » (Ex 34, 11-16). Ces six tribus occupent donc le terrain et vont représenter les déviations ou troubles dans l’âme humaine, conséquences du péché. Pour que l’âme puisse adorer Dieu en vérité, elle doit être purifiée en chassant toutes ces tribus ennemies[3]. Lorsque nous regardons l’étymologie des noms de ces tribus, nous découvrons des aspects troublés ou abimés de notre humanité dans notre relation à nous même, aux autres, à Dieu, à sa Parole et à sa Création. Ils doivent être restaurés par l’intervention divine.

Voici comment chaque tribu trouble une capacité de l’âme, et comment la grâce de Dieu peut la transformer comme Jésus a transformé l’eau en vin :

Les Amoréens (הָאֱמֹרִי) ou Amorites[4] évoquent le langage dévoyé, langue de bois ou nominalisme. Leur expulsion rétablit notre capacité de compétence : la capacité de lire le monde comme une création de Dieu. Lorsque cette tribu est chassée, nous découvrons le langage symbolique et l’intelligence des signes : « L’eau fut changée en vin » (Jn 2, 9). L’eau du langage impropre se transforme en vin spirituel grâce à l’interprétation divine incarnée par Jésus. Le monde devient une épiphanie constante de la gloire divine.

Les Cananéens[5] (הָכְּנַעֲנִי) évoquent les désirs corrompus par l’argent, les échanges pervertis par l’intérêt matériel et le désir mimétique. Alors la monnaie qui est le signe de l’échange est devenue un terme de l’échange. Lorsque cette tribu est chassée, l’âme retrouve sa capacité de pertinence par un désir juste et elle peut alors tendre vers la vérité et la bonté, découvrant la joie du réel transformé par la grâce. Les échanges sont rétablis dans leur justesse. Le rapport exact au monde est comme un vin qui conduit à un contentement profond, prémices de la béatitude, des béatitudes.

Les Héthéens (הָחִתִּי) ou Hittites[6], incarnent la peur paralysante. C’est ce qui nous fait mal agir en toute chose soit en nous paralysant, soit en nous empêchant d’agir, soit en prenant des mesures de précautions qui sont contraires à la justesse en oubliant Dieu. Leur expulsion restaure la conscience de la présence divine en l’âme, c’est notre jarre d’inhérence par laquelle nous sommes éveillés à une crainte révérencielle empreinte d’émerveillement : « Le commencement de la sagesse, c’est la crainte du Seigneur » (Pr 9, 10). Cette crainte n’est pas la peur qu’on éprouve devant la puissance dont on peut tout craindre ! C’est le sentiment d’émerveillement mêlé de recul et de vénération devant la beauté de « l’œuvre de ses mains ». L’âme peut saisir le don de vérité donné par les choses et en elle-même. Cette capacité de l’âme, l’inhérence, lui fait prendre conscience que dans son acte d’être, elle ne subsiste pas en dehors d’un vouloir Divin. L’âme, ainsi libérée de l’angoisse, retrouve la paix et la dignité de sa création divine.

Les Phérézéens (הָפְּרִזִּי) ou Pérézites[7], nomment les préjugés et les idées toutes faites, l’incohérence et l’autoréférence qui fragmentent notre âme. Leur élimination permet une cohérence intérieure fondée sur des relations justes et une adhésion à la vérité. Nous sommes débarrassés de l’incohérence et de la confusion. Cela unit l’âme, restaurée dans sa capacité de cohérence, à son créateur et la rend capable de discerner et d’agir avec justesse. C’est l’union amoureuse de l’âme avec son créateur, c’est la prise de conscience de l’inhabitation divine. Nous sommes en relation avec le Créateur et tout le créé. En rétablissant la cohérence, l’âme se relie à la vérité, devenant une « maison bâtie sur le roc » (cf. Mt 7, 24). En définitive, l’âme adhère pleinement à ce qu’elle comprend.

Les Hévéens (הָחִוִּי) ou Hivites[8] sont l’image de la prétention et du bavardage stérile dans un langage vain et égocentrique. C’est raconter sa vie ou bavarder selon ce qu’on « sent ». Lorsque cette tribu est chassée, la jarre de l’intelligence s’ouvre à la vérité et à la bonté de la création. Nous retrouvons notre capacité à savoir ce qui est, sans imaginer, avec exactitude. Nous avons le sens des symboles[9], reconnaissant la bonté et le sens des choses : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait ; et voici, cela était très bon » (Gn 1, 31). L’eau du langage futile devient le vin lumineux de la compréhension.

Les Jébusiens (הָיְבוּסִי) ou Jébuséens[10] représentent le mépris et le dénigrement, notamment envers le sacré et les réalités divines et même envers soi-même. Leur expulsion restaure l’écoute authentique et volontaire, condition première de l’alliance : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur » (Dt 6, 4). Sans mépris ni profanation, l’âme est présente au monde sensible et angélique. L’âme est congruente[11], elle écoute, ouverte à la plurivocité de la Parole Divine. Cette capacité de congruence, unifiée dans l’amour, peut recevoir et transmettre la Parole. Si la jarre de la congruence est restaurée en nous, l’ego s’efface pour que la parole divine puisse briller, transformant l’eau de la distraction (dans laquelle on se noie) en vin de l’inspiration. La Révélation est accueillie, Jésus en est la clé.

À Cana, Jésus transforme l’eau en vin pour préfigurer les transformations ultimes et le don de sa vie ; le vin sera changé en son sang : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance » (Mt 26, 28) … Mais ce n’est pas l’heure !

Le miracle de Cana est toujours possible. Nous sommes invités à offrir nos jarres, nos capacités humaines, pour qu’elles soient remplies et transfigurées par la grâce divine. Cette transformation commence par la prise de conscience de nos limites, de nos tribus intérieures qui doivent être chassées pour recevoir l’enseignement divin[12]. Avec l’intercession de Marie, demandons à Jésus d’accomplir en nous ce miracle ! Qu’il renouvelle nos âmes, qu’il change l’eau de notre vie égotique en vin de sa vie divine : « À vin nouveau, outres neuves » (Mc 2, 22) ! Amen.

Fr. Jean-Sébastien de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Pissot), ocd[13]


[1] Le mot épistémè a l’avantage de ne pas être bien défini. En grec, il signifie la connaissance, le savoir, le fait d’avoir « l’expérience de », d’être « habile à ». Pour connaître ou savoir, il faut un certain exercice de l’intelligence individuel ou collectif. C’est le fonds culturel confus dans lequel on puise plus ou moins consciemment. L’épistémè à laquelle nous avons recours habituellement est a priori une chose confuse et le concept lui-même en est naturellement flou. Si la Torah est le témoignage de cette réforme de l’épistémè naturelle par l’inspiration divine, elle contient aussi la trace du conflit de sa réception. Et pour résoudre ce conflit, il faut nécessairement une interprétation dont le moteur soit l’esprit même de la révélation. Jésus montrera par son enseignement l’Esprit par lequel l’Épistémè réformée qu’est la Torah donnée à Moïse est parfaitement réalisée. Cf. Excursus 12 dans Froger Jean-François, La Couronne du Grand-Prêtre, Paraboles du Royaume de Dieu, Éditions Grégoriennes, 2021, p. 183-184.

[2] Le vin, nous le savons, a la capacité de délier les langues par les effets bienfaisants de la teneur en alcool. C’est un désinhibiteur. Et la nouveauté ne se fait pas attendre…

[3] La structure de l’âme est repérable par 6 instances décrites dans le Psaume 19 (18). Son bon fonctionnement est permis quand les 6 tribus sont écartées. Le psaume 19 est le chant de l’homme victorieux. S’il s’agit d’une victoire, c’est qu’il y a eu un combat ou une transformation. Le combat lui-même consiste à s’opposer à un ennemi, à un obstacle sur le chemin menant au but fixé.

[4] Racine omer, le langage, le discours, le langage et aussi la racine amar, don de parler, d’ordonner, c’est le langage naturel.

[5] Racine kenani qui signifie le marchand, dans l’échange, faire du commerce, et avoir des bénéfices, l’échange est perverti à cause du désir de l’utile (les bénéfices), c’est quand la monnaie qui est le signe de l’échange devient un terme de l’échange.

[6] Racine hat signifie être effrayé, c’est la terreur, la peur de tout.

[7] Racine pharaz le chef, la tête, le capitaine, et phérazit signifie ville ou village sans muraille, ouverte et sans défense, la ville ou tout ensemble fait corps, là où ça ne fait pas corps c’est là où il y a de l’incohérence.

[8] Racine hava (nom d’Eve), annoncer, raconter sa vie, communiquer ou bavarder c’est-à-dire de faire rentrer le langage dans le bavardage.

[9] L’intelligence du symbolisme est une mise en présence des réalités symbolisées, ce qui provoque ipso facto une transformation interne. Cf. La Couronne du Grand-Prêtre, p. 79.

[10] Racine yabus ancien nom de Jérusalem, racine yabas, être, devenir sec (la yabasha), et avoir honte, bus, fouler au pied, écraser les ennemis (opposé au sacrifice de soi), c’est mépriser profaner. Il y a du mépris, du dénigrement en particulier pour le sacré.

[11] Le terme congruence, surtout utilisé aujourd’hui par les mathématiciens, appartient à la langue française et signifie une exacte proportion entre la cause et l’effet, une adéquation entre deux actions, la convergence de deux séries d’événements. Cf. La Couronne du Grand-Prêtre, p. 347.

[12] Caractérisé par sa véracité, sa plurivocité, son intelligibilité, sa simplicité, son unicité et son exhaustivité.

[13] L’homélie s’inspire très largement de l’enseignement donné par Jean-François Froger sur l’évangile selon saint Jean de janvier à avril 1996, puis synthétisé dans La Couronne du Grand-Prêtre, Paraboles du Royaume de Dieu, Éditions Grégoriennes, 2021, p 339-346.