Archives par mot-clé : Marion Duvauchel

Sainte Marie-Madeleine : Recension par Marion Duvauchel

Sainte Marie-Madeleine, Apôtre des Apôtres, Éditions grégoriennes, 2017

Sainte Marie-Madeleine, Apôtre des Apôtres, Éditions grégoriennes, 2017

Jean-François Froger, Jean-Michel Sanchez
Iconographie : Jean-Paul Dumontier
Recension
Marion Duvauchel

En 2017, les éditions Grégoriennes ont publié un ouvrage, aux illustrations superbes (et adroitement commentées), consacré à sainte Marie-Madeleine. Il se présente en deux volets : la première partie, du bibliste Jean-François Froger, développe les « implications théologiques et anthropologiques figurées dans la personne et les actes de Marie de Magdala » ; la seconde expose les fruits historiques de la présence de la sainte en Provence. Jean-Michel Sanchez y déroule un parcours de l’histoire cultuelle, décrit l’enracinement du christianisme dans la Gaule comme la dévotion qui n’a cessé de grandir à travers les siècles pour celle qu’il appelle sobrement « la gloire de la Provence ». On ne saurait mieux formuler.

Ceux que passionnent les faits, les dates, les évènements, les aléas du culte et les vicissitudes des reliques, le poids des grands de ce monde dans l’inscription de la sainte dans « ce coin enchanté » iront d’emblée au chapitre VIII qui ouvre cette seconde partie. Ils y trouveront l’exposé précis, circonstancié et exhaustif (pour autant qu’on puisse en juger) de ce que nous savons sur la sainte venue de Judée, comme aussi ces choses miraculeuses que les poètes de Provence racontaient encore il n’y a pas si longtemps :

« que Jésus toucha du doigt son front,
Ce dont les faux docteurs lui voulaient faire affront ;
Ce front touché du doigt porte encore une marque (Jean Aicard, la Sainte Baume).

Cette marque, on l’a appelée le « noli me tangere », et au cours des siècles, avec les vols successifs, le dépeçage et la destruction de la relique, il a fini par disparaître.

Le culte de Marie-Madeleine, autrement dit sa mémoire, a cependant traversé les siècles : malgré le danger musulman, malgré la violence révolutionnaire – celle de Marat le sombre qui dispersa ses reliques ; malgré (pire encore peut-être) l’implacable rationalisme qui prétendit éradiquer les traditions provençales qui maintenaient le souvenir de ces évangélisateurs venus d’Orient, avec dans leur chair et dans leur cœur, au plus profond de leur conscience et de leur expérience, le souvenir de Jésus. Et son Amour.

La critique historique a fini par imposer l’idée que sous l’image de Marie-Madeleine, il y a trois femmes.

J.F. Froger pose d’emblée son choix de n’en voir qu’une seule. Sa méthode vise à comprendre la signification des textes par la critique interne, (en choisissant la version araméenne orientale des évangiles : la Pshitta) avec pour postulat que ces textes ne deviennent intelligibles qu’avec l’unité d’une seule personne : Marie de Béthanie. Le bibliste s’appuie au long de sa démonstration sur ceux qui l’ont précédé dans la compréhension de cette femme « si discrètement présente sur le chemin de Jésus, d’abord anonyme, puis nommée mais méconnue, et réhabilitée ». Nous trouvons là, avec une exégèse nouvelle, tout un trésor de citations et de références : du cardinal Bérulle, de saint Augustin, de saint Grégoire, pour n’en citer que quelques-uns.

Sept chapitres pour « entourer » le mystère d’une vie qui s’ouvre dans le moment où une prostituée vient publiquement rendre hommage à Celui qui lui a remis son péché, et lui couvrir les pieds de parfum et de larmes avant de les essuyer de ses cheveux :

Habille-toi de lin, Vénus, voici le Christ
Deviens la Madeleine, et laisse en toi descendre,
Mélancoliquement, sa grâce et son esprit,
Humble, ternis tes pieds dans de la cendre (Emile Verhaerent).

Une femme, prostituée notoire, riche et belle, entre un jour là où elle sait que se trouve Jésus, attablé chez des connaissances. Elle donne l’exemple de la déchéance à « l’état pur », « le fond luxurieux de toute l’humanité qui s’exprime là avec toute la force d’une ardeur sans raison, d’une passion sans justification » (p. 17). Marie Madeleine est la figure d’une corruption propre à toute l’humanité. Mais elle a rencontré Jésus, « un homme qui ne porte pas sur elle un regard, même furtif, de désir luxurieux », elle a croisé son regard (qui est l’ultime toucher) un « inoubliable abime de pureté ». De ce premier échange va surgir en retour un autre abîme d’amour et de gratitude dont les larmes sont le signe.

Comment dès lors, peut-on douter de l’unité de cette femme, et que Marie sœur de Marthe, réhabilitée et relevée, « convertie », est bien la même femme que la prostituée aux pieds de Jésus. Il faut oublier le poncif de l’active et de la contemplative. Marthe, il est vrai, reçoit Jésus dans sa maison, elle doit organiser et diriger l’accueil de l’hôte de marque qu’Il est. La maison est une figure de l’intérieur, Marthe reçoit Jésus dans son « intérieur ». Marie écoute la parole vivante, celle qu’elle a été rendue apte à recevoir dans « l’intérieur de l’intérieur », dans la nuit de sa conscience revisitée. De même rappelle le bibliste, on reçoit le pauvre dans sa maison. Et on reçoit Jésus dans les profondeurs de la vie secrète, cette vie qui a connu les premières purifications de l’intelligence.

Chacune des apparitions de Marie Madeleine dans les textes, chacun des actes relatés, sont autant d’occasion de révélation par Jésus : par une parabole (la première onction, lorsqu’elle entre pour pleurer aux pieds de Jésus) ; par un silence (celui du Crucifié qui ne laisse tomber de ses lèvres aucune parole pour la femme qui se tient là) ; par le refus apparemment incompréhensible (ne me touche pas).

C’est par cet interdit, dit le bibliste, que Jésus enseigne « une chose cachée depuis la fondation du monde, à savoir la réalité du corps spirituel » (p. 51). Entre la vision et l’audition, se dit toute une transformation. Celle qui permet à la jeune femme de reconnaître la nature du corps de Jésus : un corps ressuscité.

Marie-Madeleine est la grande figure de la révélation du corps ressuscité : elle « est au cœur de la transformation entre le dépouillement mortel et le corps nouveau du Ressuscité, que les quarante jours vont expliciter aux disciples (p.53). Si elle ne peut avoir un contact avec le corps ressuscité, c’est qu’ « il faut une capacité nouvelle qui ne relève pas du souvenir, de la mémoire de l’expérience nouvelle », mais « d’un acte de foi où l’intelligence devient le toucher de la réalité invisible ». Et la femme qui accourt au tombeau n’en est pas encore capable.

La vocation de celle qui a vu le Seigneur est unique ; son rôle ressemble à celui de ces deux anges du tombeau : l’un à la tête et l’autre aux pieds de l’endroit où Jésus a été déposé. Elle est la messagère unique du travail à faire par les apôtres : annoncer la Résurrection. Autrement dit, faire comprendre un « mouvement par lequel on passe de l’invisible divin au visible humain, puis du visible humain à l’invisible et visible divins ». Jésus ressuscité est à la fois visible et invisible car il est présence de signe. « Qui me voit, voit le Père ». L’Impure relevée de son péché, la femme qu’il a rachetée et arrachée à la fosse, nous conduit vers la contemplation des différents états du Verbe divin. Quatre états d’un corps unique dont le symbole des apôtres décrit le cheminement. Le chemin de révélation se clôt dans le moment où Jésus établit Marie Madeleine comme Femme pure, comme figure même dans la nature humaine, de ce pôle capable de recevoir l’inspiration » : « ce qu’elle doit à son tour révéler aux apôtres » et qui fait d’elle « l’apôtre des apôtres ».

Malgré la rage anti-chrétienne à travers les siècles, malgré Marat le sombre, rien ne peut effacer la lumière des trente années de contemplation, de pénitence et d’extase de cette sainte que la grâce a élevée à la même dignité que celle de la sainte Vierge. L’une née et demeurée pure, l’autre relevée par un acte divin par lequel elle a entrevu le Dieu de Miséricorde. La Grâce mais aussi une longue ascèse.

Nous autres, gens de la Provence, qui vivons sur ce « coin enchanté » réputé pour sa beauté et pour la lumière qui inonde ses champs de lavande, ses genêts, ses grands platanes et ses garrigues, ses paysages de vigne, d’olivier et de figuiers, caractéristiques du pourtour méditerranéen, nous autres, quand nous avons un peu lu, nous n’avons pas oublié l’antique unité de cette mare nostrum, fracturée sans retour par les hommes de Mahomet. Cette mer d’où sont venues ces disciples de Jésus pour évangéliser la Gaule. Même quand nous n’avons pas l’accent de Panisse ou de Marius, nous ouvrons le livre de souvenirs de Marcel Pagnol dans les collines du Garlaban et nous lisons et relisons avec délice « le plus grand rêveur de tous les temps » (selon Gaston Bachelard) : Henri Bosco. Nous les lisons et nous savons pourquoi la lumière de la Provence est une lumière unique au monde. C’est parce que la terre même de la Provence a gardé le souvenir des larmes que la sainte a versées dans sa « baume », parce que le ciel se souvient encore de ses extases, que la lumière qui tombe sur cette terre de cailloux et de fenouil fait surgir, mêlé au chant de la terre et au crissement des cigales, dans la nuit étoilée des profondeurs de notre conscience, le murmure de l’inoubliable Messagère :

« Habille-toi de lin et de bonté profonde,
Voici venir le Dieu de la douceur unique ».

Ce que le cœur des poètes sait d’intuition profonde, d’intuition sûre, nous pouvons le redécouvrir dans une autre lumière, celle de l’exégèse et de l’interprétation des textes, dans les sept premiers chapitres de ce livre des éditions Grégoriennes dans lequel nous est livré le suprême et sublime mystère de la sainteté de Madeleine, dont les trente années de pénitence sont le signe, trente ans de purifications drastiques de l’intelligence.

Trente ans pour « tisser en elle-même le corps du Ressuscité, par la pénitence pour elle, mais aussi pour tous les membres du corps du Christ ».

Six chemins pour connaître sagesse et intelligence : Recension par Marion Duvauchel

Six chemins pour connaître sagesse et intelligence
De Jean-François Froger
Éditions le Guetteur, 2024
Recension de Marion Duvauchel

Au moins dans le cadre de l’association Eecho, on ne présente plus M. Jean-François Froger. On
connaît son travail et en particulier la découverte de la logique réelle qui organise la Parole révélée : une logique quaternaire. Les plus réticents mêmes admirent cette œuvre impressionnante, tout en regrettant son aspect technique jugé parfois rebutant.
Comme dans tous les livres de Jean-François Froger, nous avons accès au texte araméen et à une traduction dans la langue d’arrivée proche de la langue de départ, avec des références précises pour ceux qui voudraient aller plus loin dans ce domaine. Cela est très précieux. On ne peut que l’en remercier, comme aussi remercier l’éditeur qui affronte les contraintes techniques de l’araméen.
Avec ce petit livre, il sera difficile, même aux grands Réticents devant l’Éternel de déplorer la place prise par cette logique quaternaire ou par une métaphysique ardue. Et pour cause : ce livre est le fruit d’une retraite et son objet est l’un des textes de Jésus les plus populaires sinon les mieux compris : les Béatitudes.
On en compte neuf. Neuf Béatitudes, mais six chemins. Annoncés en p. 13 sous le titre: « A l’orée des chemins ».
C’est tout un programme : « connaître la sagesse et l’éducation ; comprendre les paroles de l’intelligence ; recevoir une éducation sensée (justice, jugement et droiture) ; donner aux naïfs la ruse, au jeune, connaissance et pensée ; comprendre parabole et interprétation, les paroles des sages et leurs énigmes ».
Neuf Béatitudes donc mais six chemins, donc six chapitres. Pourquoi ?
Parce que si le texte des Béatitudes se présente sous la forme discursive d’une énumération, il est organisé par une structure, structure qui fait l’objet d’une explicitation tout au long de cet ouvrage, sous ses deux formes : la structure en carré et la structure en « tresse ».
Chacun de ces chemins suivis ou à suivre relie la (ou les) Béatitudes évoquée(s) à un ensemble qui la sous-tend : les vertus (l’humilité et la pauvreté) ; la miséricorde, reflet de la Miséricorde divine dont on retrouve l’expression dans l’une des formules du Notre Père (pardonne nous… comme…) ; ou encore la persécution, celle du disciple et celle de l’Église. Mais aussi les paraboles ou l’enseignement même de Jésus, qui se trouve ainsi explicité et éclairé ; ou encore la prophétie d’Isaïe qui annonce que toutes larmes seront essuyées de nos yeux : Heureux les affligés…
Cette « structure » n’est pas uniquement un exercice formel : elle rappelle que, au-delà de l’énumération qu’impose la langue, les Béatitudes constituent une composition unique, un « tissage » dans une unité où brille l’intelligence divine de Celui qui nous a laissé ce texte unique, qui est d’abord une parole orale.
Au-delà d’un petit guide lumineux pour entrer dans l’enseignement de Jésus, le lecteur trouvera là une initiation à la « forme » même qui organise cet enseignement, en en révélant le point nodal : la Miséricorde. Si chacun des six chemins proposés s’appuie sur des paraboles ou des passages de l’enseignement de Jésus, comme aussi de la Torah, il renvoie lorsqu’il y a lieu à la Prière des Prières : le « Notre Père ».
Et à sa dernière formule : Délivre-nous du Malin. Ceux qui ont suivi les enseignements de M. Froger sont conscients des enjeux d’une traduction juste, et donc d’une juste interprétation. Ils sont conscients que 2 c’est aussi dans l’Église qu’il nous faut ces « pauvres dans le souffle », (pauvres en esprit) : ces chrétiens qui reçoivent la parole telle qu’elle est donnée, sans la rapporter à leur expérience individuelle ou à un savoir culturel, y compris le savoir ecclésial ou théologique, souvent éperdu d’abstractions, ou pire encore, appauvri ou dénaturé par les multiples tentatives d’accommoder cette Parole à l’esprit du temps.
Ainsi chaque chemin est le lieu d’explicitation de ces formules dont nous ne mesurons pas toujours, faute d’une interprétation ad hoc, qu’elles nous parlent du Père et de l’identité véritable de Jésus, le Messie ; qu’elles parlent du Royaume, de Satan, de la justice et de la miséricorde, de l’effroyable concurrence qui organise la vie des hommes et rend toute paix impossible en dehors de celle de Jésus, et même du devenir des morts.
C’est dans le sixième chemin qu’on trouve, plus explicitement, les relations mutuelles des neuf
Béatitudes et la logique qui les sous-tend.
Les grands Réticents vont encore grogner : il y a trois pages sur la logique. Pour certains ce sera encore trop : oui, mais ces trois pages s’ouvrent sur des lignes lumineuses sur le royaume de Dieu. Suggérons qu’ils acceptent, au moins le temps de la lecture, d’être « pauvre dans le souffle », et de se donner ainsi une chance d’entrer dans la compréhension, au-delà de l’encodage logique, de la puissance transformante de l’enseignement de Jésus.
Ajoutons que cet encodage logique nous est exposé avec le maximum de clarté dont il est possible de faire preuve, que c’est une découverte majeure, pour ne pas dire décisive, et que tout ce qui est vraiment nouveau requiert quelque effort.
Ne fermez pas le livre : il y a des notes…
La première est un petit développement sur la note de bas de page n° 2 de la page 72. Il s’agit d’une analyse précise autant que prudente sur l’analogie spatiale énigmatique et même problématique du Shéol et de la Géhenne. En deux pages éclairantes, tous ceux qui s’intéressent à l’épineux problème du « devenir des morts » trouveront là de quoi nourrir leur méditation et peut-être, orienter leur réflexion future. Car, n’est-ce pas, il est un péché que la Miséricorde elle-même ne saurait racheter ou pardonner : le péché contre l’Esprit, conséquence d’une abominable confusion.
Et c’est bien l’enjeu de la dernière formule du Notre Père : ne nous laisse pas entrer dans la tentation de la confusion, celle de confondre Dieu et Satan. Celle aussi de douter de l’inspiration du Saint Esprit et donc de douter de Dieu, de sa Bonté, et donc de sa Miséricorde.
Car Satan seul nous abuse. Dieu ne nous abuse pas. Il dit vrai, vraie sa Parole, vraie sa Promesse, accomplie en son Fils, son Envoyé.
« La persécution la plus intime et la plus lancinante que le monde puisse nous infliger, c’est le doute » (p. 110). Le doute, ce corrupteur de l’âme… Contre ce mal vrai qui dissout la volonté, ronge la foi et corrompt l’intelligence, (ce mal qui sans nul doute a conduit à l’apostasie des peuples de l’Europe), il y a une antidote : les Béatitudes.
Et les six chemins pour entrer dans une compréhension plus profonde de ce qui fait la force de ce texte et son énigmatique splendeur : Celui qui en est la Source et l’Auteur.

Une nouvelle apologie du Christianisme : Recension par Marion Duvauchel

Jean-François Froger, Une nouvelle apologie du christianisme, éditions Grégoriennes, 2022
Recension
Marion Duvauchel

Depuis des lustres, l’Église s’évertue à défendre l’alliance de la foi et de la raison sans réussir complètement sa démonstration. Probablement parce que l’opposition que des siècles de réflexion sur la question ont fini par imposer n’est pas aussi pertinente qu’il y paraît. Il faut donc qu’elle recouvre une autre structure agonistique : celle de la Révélation et de la logique. Mais il n’est pas aisé de bousculer des siècles de réflexion théologique. C’est pourquoi « une nouvelle apologie du christianisme » n’est ni un vain titre, ni un travail vain. Et puisque l’on nous affirme que « la droite raison démontre les fondements de la foi », l’auteur insiste sur ce point de son travail : « de bien définir de quoi il s’agit lorsqu’on parle de raison, de « droite raison et de connaissance par la foi ». Il me semble qu’il a raison et qu’il était temps !

L’idée au fond est simple : la raison n’est pas indépendante de la Révélation, mais pour le comprendre il faut oublier la perspective héritée d’Aristote, celle d’une logique binaire.  C’est le présupposé massif de M. Froger depuis une bonne cinquantaine d’année, armature d’une conception nouvelle concernant la place centrale de la logique dans la compréhension des Écritures et l’idée que la Révélation est exprimée dans une logique « quaternaire » correspondant aux « structures logiques sous-jacentes à la pensée hébraïque inspirée ». Toute la connaissance humaine serait ainsi descriptible par une structure relationnelle quaternaire. Cela demande déjà quelque effort mais cela est audible et cela a été présenté dans la plupart de ses travaux de bibliste et en particulier dans ce qui constitue une sorte de « somme » : Le livre de la Création, Le livre de la Nature humaine, et La couronne du grand-prêtre.

Mais avec Une nouvelle apologie du christianisme », dont le sous-titre est expressif – propos pour une logique intégrale » – il s’agit d’aller plus loin encore. Une logique intégrale ne rend pas seulement compte de la connaissance, elle doit rendre compte aussi de la Vie ; il s’agit donc de montrer que la vie obéit, elle aussi, à la logique, puisque la Vie éternelle, c’est de Te connaître. Il faut donc que la logique soit compatible avec la vie, parce que Jésus se décrit comme étant précisément « la Vie. La logique quaternaire est la logique de la vie, la logique qui gouverne la réalité et celle qui gouverne l’expression de la Parole, et c’est une logique du Bien, parce que, comme le rappelle le père Saez dans sa préface, il n’y a pas de logique du mal.

Mais ce n’est pas tout de le dire, il faut l’établir, c’est là que les choses se corsent.

Dans un tableau d’ensemble, le préfacier a regroupé sous la forme d’un tableau la « Quaternité de la vie humaine » telle qu’elle est développée dans une sorte de première partie du livre (les vingt premiers petits chapitres) : c’est un grand service qu’il rend au lecteur. Lire avec attention le plan détaillé placé à la fin peut aider à une intégration plus facile de données parfois complexes. Et la première partie consiste à déployer cette logique avec la précision qui est le propre de l’auteur, réassumant des concepts que nous connaissons bien : la personne, la liberté, les formes du monde, la nature, l’unicité et la multiplicité. Mais dans une structure inhabituelle, complexe sans aucun doute, parfois technique, inutile de le nier, mobile car elle offre des points de vue différenciés, un système cohérent qui ouvre des perspectives nouvelles pour comprendre la source de la liberté humaine, admettre que cette source est inconnaissable en dehors d’une révélation.  Et que cela rend compte de ce qu’on a coutume d’appeler « la personne ». On trouve donc dans cet ouvrage une juste appréhension de ce qu’est l’intelligence, de ses opérations essentielles ; une juste appréhension de la parole et du langage (et du malheur de vivre dans une parole pervertie) ; on y trouve une définition de l’analogie d’une précision quasi maniaque, prolongée dans la notion de figure. Et c’est là que les choses se compliquent un peu puisqu’elles commencent à apparaitre exprimées selon un formalisme qu’on peut trouver rebutant.

Tous ceux qui ont lu Balzac ou Victor Hugo le savent : il est parfois sage de passer quelques pages de descriptions plutôt que d’abandonner le livre. C’est une liberté que l’auteur, avec sagesse, concède à son lecteur pour les aspects techniques. En première lecture seulement. Il en faut donc une deuxième, et sans doute même deux autres encore. C’est que si les Écritures sont un jardin, on n’y entre pas sans quelque préparation, à commencer par une purification de « notre usage de la langue et de notre accès à la parole ». Car l’outil premier du langage, c’est l’analogie. Or, il est impossible de parler de logique hors d’une langue et d’un système de signes, et ce système de signes, même lorsque nous le maîtrisons fonctionne dans la réalité que la théologie a appelé « la chute ». Mais au-delà des déficiences de l’intelligence humaine, la réalité appréhendée représente elle-aussi une difficulté. Il est une loi formulée clairement : « pour entrer dans un discours de type logique, il convient de distinguer la structure du discours d’avec la structure de ce qu’il décrit ». L’intelligence met de l’ordre dans la perception des choses en les nommant, c’est-à-dire en fabriquant des classes d’objet et elle met de l’ordre dans les relations que les choses entretiennent entre elles. Ainsi en pédagogue avisé, l’auteur nous entretient du travail même de l’intelligence, dans ses essentielles opérations, dont la première consiste à créer des distinctions. Et ce travail de l’intelligence se fait dans la parole, qui fait partie de l’essence de l’homme. Il est bon de le rappeler dans un monde de bavardage où l’on déparle le plus souvent, et où l’on croit que la communication, c’est de la parole.

Décrire un système ne suffit pas, il faut en montrer les applications. S’il y a une première partie (l’exposé du système) il y a nécessairement une seconde partie : c’est celle qui présente plusieurs applications de la structure mise en évidence et précisément décrite. Plusieurs analyses logiques sont proposées, d’abord selon la logique ternaire (les tentations au désert, l’échelle de Jacob) puis selon la logique à la fois ternaire et quaternaire.

Ainsi, l’épisode de l’échelle de Jacob fournit un exemple de représentation imagée qui porte en particulier sur la source de la liberté, sur l’unicité de la personne humaine. L’analyse montre la transformation que doit subir Jacob pour devenir le père de ceux qui auront YHVH pour divinité (p. 176 et suivantes).

La troisième analyse logique est celle de la guérison de Bethsaïda et la signification de l’aveuglement spirituel dont la cécité est en quelque sorte la « figure ».

Suit une « application approfondie » (24, p. 200 et suivantes) : celle qui porte sur les états du corps de Jésus, où toute la structure quaternaire est en jeu, pas seulement la logique ternaire. Ce corps se montre selon trois états : le corpus natum, le corpus surrectum et le corpus sessum. Un même corps exprime la manifestation de la Parole divine dans le monde, mais sous trois formes qui en montrent des aspects différents. Voilà qui pourrait contribuer à renouveler toute la théologie et qui sait, convaincre avec des arguments de type logique tous ceux que rebutent la langue appauvrie et bavarde qui nous asphyxie. Et apporter des éclairages nouveaux sur le mystère de ce corps « passe-muraille » et de la formule « qui siège à la droite du Père ».

Et enfin, en dernière apparition mais non la moindre, l’épisode des noces de Cana constitue là encore un domaine d’application des structures à la fois quaternaires et ternaires, occasion pour l’auteur de montrer la structure de la famille et « la nature du contrat liant un homme et une femme pour qu’il soit réellement possible de « faire de l’homme » (p. 225). C’est d’actualité…

Ajoutons que, enfin, nous est proposé une analyse pertinente et recevable du mot de Jésus à sa mère et de la réponse inspirée de la sainte Vierge (faites ce qu’Il vous dira), échange qu’on avait fini par renoncer à interpréter vu que cela ne convainquait personne.

Il ne faut rien omettre de lire, en particulier l’exergue du pape Benoit XVI (21 mars 2007) et cette formule inoubliable : « le Christ est la vérité, non la coutume ».

La Quaternité de la Vie, qui obéit à la logique du Verbe divin, (le Logos de notre système conceptuel), c’est l’objet de de ce livre. Un peu technique bien sûr, mais parce qu’il s’adresse à un public différencié : il y en a qui aiment la logique et que le formalisme mathématique ne rebute pas ; il y en a qui font comme avec les descriptions de La Comédie humaine, ils passent ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui les ennuie, ils y reviendront plus tard, en deuxième lecture. Il y a ceux qui trouvent cela vraiment par trop technique, et c’est à eux que s’adresse cette recension, en espérant qu’elle les aidera à surmonter les difficultés inhérentes à une pensée radicalement nouvelle, qui exige une transformation du lecteur.

Et il y a ceux qui, comme moi, se résignent à ne rien comprendre à la démonstration mathématique en trois pages de Robert Lutz intégrée dans « une nouvelle apologie », et qui espèrent que cela n’hypothèque pas leur compréhension de ce qui est essentiel.

Le protocole d’accès nous est d’ailleurs donné dans les dernières lignes de l’exergue :

« Prie avant tout pour que les portes de la lumière te soient ouvertes, parce que personne ne peut voir et comprendre, si Dieu et son Christ ne lui accordent pas de comprendre. » (Dial,7,3).

L’accès à la connaissance est aussi une affaire de prière.

Énigme de la pensée : Recension par Marion Duvauchel

L’œuvre de Jean-François Froger est originale et difficile. Si on en doutait, il nous en donne encore une preuve dans ce petit opuscule de moins de deux cent pages, au titre insolite : Enigme de la pensée. Enigme – et non pas mystère -, parce que l’énigme appelle l’enquête rationnelle, la puissance de la raison, et toutes les qualités du détective.

C’est une « somme ». On est donc invité gentiment mais fermement à lire l’ouvrage au moins trois fois. Autant dire qu’on est prévenu : c’est du dense !

La pensée « n’a pas d’âge » : tous les hommes qui ont pensé se sont aussi penchés sur les conditions de leur pensée, se sont interrogés sur la manière dont ils pensent et sur les limites de leur capacité à penser. Autrement dit, Enigme de la pensée s’inscrit dans une longue tradition dont Pascal est l’un des plus beaux fleurons, une tradition d’interrogation sur ce qui fait l’homme, le constitue ; et ce qui le constitue, c’est qu’« il pense ». Il ne peut éviter de se demander comment il pense, et même parfois « pourquoi » il pense. Mais rarement il s’interroge sur ce qui le fait penser.

C’est à cette énigme que l’auteur va s’attacher, en exploitant deux éclairages : celui de la pensée rationnelle qu’on appelle philosophie et celui de la pensée mythique.

En quinze « poursuites », on trouve dans cet ouvrage une nouvelle interprétation des mythes de la Grèce antique qui ont hanté notre épistémè occidentale (Œdipe), une nouvelle herméneutique de notre tradition biblique, une théorie de la parole et du langage, une théorie de la connaissance, une théorie économique (du travail et de la monnaie), les bases d’une anthropologie nouvelle et un éclairage sur les erreurs héritées de notre tradition cartésienne. Vous voyez, c’est beaucoup…

Tout philosophe sait que la pensée suppose un objet de pensée. Et il sait aussi que la pensée peut être son propre objet de pensée. Mais elle ne peut l’être jusqu’au bout – sauf à entrer dans un solipsisme mortel – parce qu’elle a un objet premier, qui la fonde, qui ne peut pas être atteint, mais qui est en quelque sorte le moteur de la pensée. Cette unité du « cogito-cogitor », du je pense et du je suis pensé ne peut plus être pensé consciemment, à cause de ce statut particulier qui est celui de la chute. Nous sommes comme Œdipe aveugle, et pour penser, il nous faut le secours de la raison. Le chemin de la pensée est donc un chemin de tâtonnement et parfois d’errance. Et sur ce chemin, nous faisons des rencontres, à commencer par le corps de l’homme.

C’est le cœur de cet ouvrage : le statut du corps humain, ce corps-temple postulé par la pensée chrétienne et bouddhique. Le corps, lieu de révélation comme en atteste toute notre tradition biblique…

La pensée réflexive choisit de s’approprier ou de rejeter ces objets que nous recevons et qui constituent un « donné », un déjà-là. Mais bien des erreurs proviennent de la première appréhension de ce « comment nous pensons ».

Pour entrer dans une autre « saisie » du monde que celle à laquelle nous sommes habitués, – et qui constitue un enfermement – il faut sortir de ce monde d’idées reçues qui est le nôtre, des héritages de pensée, des fausses sagesses. Comment sortir de ce que Jean-François Froger appelle « la langue maternelle, à peine distincte des obscurités du pathos », autrement dit dans le langage moderne, l’ordre du discours, sous lequel nous sommes le plus souvent ensevelis et dans lequel le statut du corps est un statut animal ?

Le programme est ambitieux et l’enjeu d’apprendre à penser immense : il s’agit d’entrer dans « une langue maternelle humaine et dans la langue paternelle révélée ». Il s’agit de se réapproprier correctement la question du corps et de la pensée (devenues inintelligible depuis le dualisme cartésien). Cela suppose un passage, celui du corps fantasmé au corps réel, c’està-dire au corps comme lieu de révélation. Ce qu’exprime toute la tradition biblique. Sortir de la langue maternelle non humaine constitue le premier effort, la première libération.

Toute l’humanité a construit des temples, qui sont, nous dit l’auteur, « les métaphores architecturales du corps humain », et qui fournissent une « réinstruction collective par des images et des rituels de ce qu’est le corps humain ». Pourquoi ? Parce que nous avons oublié. Nous avons oublié d’abord que nous sommes pensés, et nous avons oublié ce qu’est notre corps. « L’oubli de mon propre corps est le corollaire de l’oubli du fait que je suis pensé » (p. 49).

Ce n’est pas la moindre de ses vertus, Enigme de la pensée nous fait entrer dans le mystère de ce corps « temple de l’Esprit saint », et nous y pénétrons avec la lumière et les outils de la raison, et non plus dans les balbutiements de la théologie ou du catéchisme pastoral.

Ce corps, objet de révélation, est aussi un objet de construction, et c’est précisément le sens du travail. Par le travail l’homme façonne sa propre présence au monde. Voilà qui redonne au mot « travail » un tout autre sens que celui de nos modernes travaux forcés…

Le monde qui nous entoure est intelligible. Dans cette perspective, le temple est construit d’une part comme mémoire de la présence invisible de cette souveraine intelligibilité et d’autre part comme révélation du « cogitor », du fait que je suis pensé. L’éveil de l’homme à lui-même passe par l’éveil à l’intelligibilité du monde qui l’entoure. Mais ce n’est que la première des anamnèses. Pour que la pensée s’exprime, il faut la médiation du langage, qui prend la place des choses et s’y substitue jusqu’à constituer une sorte d’écran qui nous empêche de voir le réel. C’est le sens du mythe de Babel, exposé dans la neuvième poursuite. Babel : le lieu où l’homme prétend à une unité qu’il se donne lui-même au lieu de la recevoir de Dieu ; Babel, le lieu symbolique de la confusion mentale, – encore la nôtre – ; Babel, le lieu où les mots ont remplacé les choses et occultent la réalité sous un voile mental.

Il faut donc s’interroger sur ce que c’est qu’un nom. Et voila la théorie du mot et de la chose : ce qu’est la chose, ce que les philosophes appellent la « quiddité ». Pour résumer drastiquement un exposé déjà concis, la désignation est un geste qui montre la chose et la distingue, la marque. Cette marque « le type », est gravé dans l’homme, (non dans la chose, contrairement à une tradition philosophique largement reconduite). Or, la manière dont Dieu se donne est comme une signature dans les choses et dans l’homme, cette signature est en quelque sorte le « nom de Dieu ».

Autrement dit, le terme de la pensée, c’est Dieu.

Toute la tradition catholique répète à satiété que Dieu nous aime, mais elle ne met que rarement en avant cette simple idée : Dieu nous pense. Je suis pour Dieu un objet de pensée autant qu’un objet d’amour. Non pas un objet de pensée stérile et vain, comme dans notre univers mental, mais un objet de pensée qui me constitue comme être pensant et par conséquent constitue la source de ma pensée comme divine.

Enigme de la pensée est une somme, il est vrai, autrement dit quarante années de patient travail, mais c’est aussi un guide pratique de comment apprendre à penser, ou comment décider librement de ne pas se soumettre aux idées modernes.

Non, nous ne sommes pas les purs produits de notre milieu familial ou social, mais le fruit de l’intelligence et de l’amour divin, de la Pensée de Dieu. Et cette Pensée s’exprime dans une parole. Nous participons, si nous le voulons bien, de cette « Parole » de Dieu, dans l’architecture vivante qu’Il a conçu et voulu.

Mais pour le comprendre il nous faut accepter le lent cheminement de la pensée rationnelle, de ses détours, de ses pauses, de ses haltes, de ses lentes digestions et de ses incertaines et improbables pérégrinations.

Et donc de relire au moins trois fois ces quinze poursuites qui traquent un bien étrange gibier…

______________ ________
PRESENTATION de l’éditeur :
Cet ouvrage se propose d’introduire une nouvelle façon d’étudier l’anthropologie en l’abordant par le thème de « la pensée » qui n’a pas d’âge, car nous sommes là au cœur de ce qui fait l’« Homme », comme le déclarait Blaise Pascal : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. »

La pensée humaine est une énigme pour elle-même : comment « penser la pensée » ? Nous sommes nécessairement juges et parties !

Il se trouve que les hommes ont dit à travers les mythes ce qui ne pouvait pas monter immédiatement à leur conscience explicite, faute d’un développement de la logique. C’est pourquoi ils se sont exprimés de façon énigmatique par des récits mythiques parmi lesquels on trouve aussi des récits à caractère « révélé ». L’intuition mythique s’allie fort bien à un développement récent de la logique quaternaire pour rendre explicite des structures où paraissent des termes habituellement non-dits, comme ceux décrivant les « prototypes » a priori inconnaissables, ou encore les « archétypes » à peine entrevus dans la pensée sur les symboles.