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Une nouvelle apologie du Christianisme : Recension par Marion Duvauchel

Jean-François Froger, Une nouvelle apologie du christianisme, éditions Grégoriennes, 2022
Recension
Marion Duvauchel

Depuis des lustres, l’Église s’évertue à défendre l’alliance de la foi et de la raison sans réussir complètement sa démonstration. Probablement parce que l’opposition que des siècles de réflexion sur la question ont fini par imposer n’est pas aussi pertinente qu’il y paraît. Il faut donc qu’elle recouvre une autre structure agonistique : celle de la Révélation et de la logique. Mais il n’est pas aisé de bousculer des siècles de réflexion théologique. C’est pourquoi « une nouvelle apologie du christianisme » n’est ni un vain titre, ni un travail vain. Et puisque l’on nous affirme que « la droite raison démontre les fondements de la foi », l’auteur insiste sur ce point de son travail : « de bien définir de quoi il s’agit lorsqu’on parle de raison, de « droite raison et de connaissance par la foi ». Il me semble qu’il a raison et qu’il était temps !

L’idée au fond est simple : la raison n’est pas indépendante de la Révélation, mais pour le comprendre il faut oublier la perspective héritée d’Aristote, celle d’une logique binaire.  C’est le présupposé massif de M. Froger depuis une bonne cinquantaine d’année, armature d’une conception nouvelle concernant la place centrale de la logique dans la compréhension des Écritures et l’idée que la Révélation est exprimée dans une logique « quaternaire » correspondant aux « structures logiques sous-jacentes à la pensée hébraïque inspirée ». Toute la connaissance humaine serait ainsi descriptible par une structure relationnelle quaternaire. Cela demande déjà quelque effort mais cela est audible et cela a été présenté dans la plupart de ses travaux de bibliste et en particulier dans ce qui constitue une sorte de « somme » : Le livre de la Création, Le livre de la Nature humaine, et La couronne du grand-prêtre.

Mais avec Une nouvelle apologie du christianisme », dont le sous-titre est expressif – propos pour une logique intégrale » – il s’agit d’aller plus loin encore. Une logique intégrale ne rend pas seulement compte de la connaissance, elle doit rendre compte aussi de la Vie ; il s’agit donc de montrer que la vie obéit, elle aussi, à la logique, puisque la Vie éternelle, c’est de Te connaître. Il faut donc que la logique soit compatible avec la vie, parce que Jésus se décrit comme étant précisément « la Vie. La logique quaternaire est la logique de la vie, la logique qui gouverne la réalité et celle qui gouverne l’expression de la Parole, et c’est une logique du Bien, parce que, comme le rappelle le père Saez dans sa préface, il n’y a pas de logique du mal.

Mais ce n’est pas tout de le dire, il faut l’établir, c’est là que les choses se corsent.

Dans un tableau d’ensemble, le préfacier a regroupé sous la forme d’un tableau la « Quaternité de la vie humaine » telle qu’elle est développée dans une sorte de première partie du livre (les vingt premiers petits chapitres) : c’est un grand service qu’il rend au lecteur. Lire avec attention le plan détaillé placé à la fin peut aider à une intégration plus facile de données parfois complexes. Et la première partie consiste à déployer cette logique avec la précision qui est le propre de l’auteur, réassumant des concepts que nous connaissons bien : la personne, la liberté, les formes du monde, la nature, l’unicité et la multiplicité. Mais dans une structure inhabituelle, complexe sans aucun doute, parfois technique, inutile de le nier, mobile car elle offre des points de vue différenciés, un système cohérent qui ouvre des perspectives nouvelles pour comprendre la source de la liberté humaine, admettre que cette source est inconnaissable en dehors d’une révélation.  Et que cela rend compte de ce qu’on a coutume d’appeler « la personne ». On trouve donc dans cet ouvrage une juste appréhension de ce qu’est l’intelligence, de ses opérations essentielles ; une juste appréhension de la parole et du langage (et du malheur de vivre dans une parole pervertie) ; on y trouve une définition de l’analogie d’une précision quasi maniaque, prolongée dans la notion de figure. Et c’est là que les choses se compliquent un peu puisqu’elles commencent à apparaitre exprimées selon un formalisme qu’on peut trouver rebutant.

Tous ceux qui ont lu Balzac ou Victor Hugo le savent : il est parfois sage de passer quelques pages de descriptions plutôt que d’abandonner le livre. C’est une liberté que l’auteur, avec sagesse, concède à son lecteur pour les aspects techniques. En première lecture seulement. Il en faut donc une deuxième, et sans doute même deux autres encore. C’est que si les Écritures sont un jardin, on n’y entre pas sans quelque préparation, à commencer par une purification de « notre usage de la langue et de notre accès à la parole ». Car l’outil premier du langage, c’est l’analogie. Or, il est impossible de parler de logique hors d’une langue et d’un système de signes, et ce système de signes, même lorsque nous le maîtrisons fonctionne dans la réalité que la théologie a appelé « la chute ». Mais au-delà des déficiences de l’intelligence humaine, la réalité appréhendée représente elle-aussi une difficulté. Il est une loi formulée clairement : « pour entrer dans un discours de type logique, il convient de distinguer la structure du discours d’avec la structure de ce qu’il décrit ». L’intelligence met de l’ordre dans la perception des choses en les nommant, c’est-à-dire en fabriquant des classes d’objet et elle met de l’ordre dans les relations que les choses entretiennent entre elles. Ainsi en pédagogue avisé, l’auteur nous entretient du travail même de l’intelligence, dans ses essentielles opérations, dont la première consiste à créer des distinctions. Et ce travail de l’intelligence se fait dans la parole, qui fait partie de l’essence de l’homme. Il est bon de le rappeler dans un monde de bavardage où l’on déparle le plus souvent, et où l’on croit que la communication, c’est de la parole.

Décrire un système ne suffit pas, il faut en montrer les applications. S’il y a une première partie (l’exposé du système) il y a nécessairement une seconde partie : c’est celle qui présente plusieurs applications de la structure mise en évidence et précisément décrite. Plusieurs analyses logiques sont proposées, d’abord selon la logique ternaire (les tentations au désert, l’échelle de Jacob) puis selon la logique à la fois ternaire et quaternaire.

Ainsi, l’épisode de l’échelle de Jacob fournit un exemple de représentation imagée qui porte en particulier sur la source de la liberté, sur l’unicité de la personne humaine. L’analyse montre la transformation que doit subir Jacob pour devenir le père de ceux qui auront YHVH pour divinité (p. 176 et suivantes).

La troisième analyse logique est celle de la guérison de Bethsaïda et la signification de l’aveuglement spirituel dont la cécité est en quelque sorte la « figure ».

Suit une « application approfondie » (24, p. 200 et suivantes) : celle qui porte sur les états du corps de Jésus, où toute la structure quaternaire est en jeu, pas seulement la logique ternaire. Ce corps se montre selon trois états : le corpus natum, le corpus surrectum et le corpus sessum. Un même corps exprime la manifestation de la Parole divine dans le monde, mais sous trois formes qui en montrent des aspects différents. Voilà qui pourrait contribuer à renouveler toute la théologie et qui sait, convaincre avec des arguments de type logique tous ceux que rebutent la langue appauvrie et bavarde qui nous asphyxie. Et apporter des éclairages nouveaux sur le mystère de ce corps « passe-muraille » et de la formule « qui siège à la droite du Père ».

Et enfin, en dernière apparition mais non la moindre, l’épisode des noces de Cana constitue là encore un domaine d’application des structures à la fois quaternaires et ternaires, occasion pour l’auteur de montrer la structure de la famille et « la nature du contrat liant un homme et une femme pour qu’il soit réellement possible de « faire de l’homme » (p. 225). C’est d’actualité…

Ajoutons que, enfin, nous est proposé une analyse pertinente et recevable du mot de Jésus à sa mère et de la réponse inspirée de la sainte Vierge (faites ce qu’Il vous dira), échange qu’on avait fini par renoncer à interpréter vu que cela ne convainquait personne.

Il ne faut rien omettre de lire, en particulier l’exergue du pape Benoit XVI (21 mars 2007) et cette formule inoubliable : « le Christ est la vérité, non la coutume ».

La Quaternité de la Vie, qui obéit à la logique du Verbe divin, (le Logos de notre système conceptuel), c’est l’objet de de ce livre. Un peu technique bien sûr, mais parce qu’il s’adresse à un public différencié : il y en a qui aiment la logique et que le formalisme mathématique ne rebute pas ; il y en a qui font comme avec les descriptions de La Comédie humaine, ils passent ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui les ennuie, ils y reviendront plus tard, en deuxième lecture. Il y a ceux qui trouvent cela vraiment par trop technique, et c’est à eux que s’adresse cette recension, en espérant qu’elle les aidera à surmonter les difficultés inhérentes à une pensée radicalement nouvelle, qui exige une transformation du lecteur.

Et il y a ceux qui, comme moi, se résignent à ne rien comprendre à la démonstration mathématique en trois pages de Robert Lutz intégrée dans « une nouvelle apologie », et qui espèrent que cela n’hypothèque pas leur compréhension de ce qui est essentiel.

Le protocole d’accès nous est d’ailleurs donné dans les dernières lignes de l’exergue :

« Prie avant tout pour que les portes de la lumière te soient ouvertes, parce que personne ne peut voir et comprendre, si Dieu et son Christ ne lui accordent pas de comprendre. » (Dial,7,3).

L’accès à la connaissance est aussi une affaire de prière.

Énigme de la pensée : Recension par Marion Duvauchel

L’œuvre de Jean-François Froger est originale et difficile. Si on en doutait, il nous en donne encore une preuve dans ce petit opuscule de moins de deux cent pages, au titre insolite : Enigme de la pensée. Enigme – et non pas mystère -, parce que l’énigme appelle l’enquête rationnelle, la puissance de la raison, et toutes les qualités du détective.

C’est une « somme ». On est donc invité gentiment mais fermement à lire l’ouvrage au moins trois fois. Autant dire qu’on est prévenu : c’est du dense !

La pensée « n’a pas d’âge » : tous les hommes qui ont pensé se sont aussi penchés sur les conditions de leur pensée, se sont interrogés sur la manière dont ils pensent et sur les limites de leur capacité à penser. Autrement dit, Enigme de la pensée s’inscrit dans une longue tradition dont Pascal est l’un des plus beaux fleurons, une tradition d’interrogation sur ce qui fait l’homme, le constitue ; et ce qui le constitue, c’est qu’« il pense ». Il ne peut éviter de se demander comment il pense, et même parfois « pourquoi » il pense. Mais rarement il s’interroge sur ce qui le fait penser.

C’est à cette énigme que l’auteur va s’attacher, en exploitant deux éclairages : celui de la pensée rationnelle qu’on appelle philosophie et celui de la pensée mythique.

En quinze « poursuites », on trouve dans cet ouvrage une nouvelle interprétation des mythes de la Grèce antique qui ont hanté notre épistémè occidentale (Œdipe), une nouvelle herméneutique de notre tradition biblique, une théorie de la parole et du langage, une théorie de la connaissance, une théorie économique (du travail et de la monnaie), les bases d’une anthropologie nouvelle et un éclairage sur les erreurs héritées de notre tradition cartésienne. Vous voyez, c’est beaucoup…

Tout philosophe sait que la pensée suppose un objet de pensée. Et il sait aussi que la pensée peut être son propre objet de pensée. Mais elle ne peut l’être jusqu’au bout – sauf à entrer dans un solipsisme mortel – parce qu’elle a un objet premier, qui la fonde, qui ne peut pas être atteint, mais qui est en quelque sorte le moteur de la pensée. Cette unité du « cogito-cogitor », du je pense et du je suis pensé ne peut plus être pensé consciemment, à cause de ce statut particulier qui est celui de la chute. Nous sommes comme Œdipe aveugle, et pour penser, il nous faut le secours de la raison. Le chemin de la pensée est donc un chemin de tâtonnement et parfois d’errance. Et sur ce chemin, nous faisons des rencontres, à commencer par le corps de l’homme.

C’est le cœur de cet ouvrage : le statut du corps humain, ce corps-temple postulé par la pensée chrétienne et bouddhique. Le corps, lieu de révélation comme en atteste toute notre tradition biblique…

La pensée réflexive choisit de s’approprier ou de rejeter ces objets que nous recevons et qui constituent un « donné », un déjà-là. Mais bien des erreurs proviennent de la première appréhension de ce « comment nous pensons ».

Pour entrer dans une autre « saisie » du monde que celle à laquelle nous sommes habitués, – et qui constitue un enfermement – il faut sortir de ce monde d’idées reçues qui est le nôtre, des héritages de pensée, des fausses sagesses. Comment sortir de ce que Jean-François Froger appelle « la langue maternelle, à peine distincte des obscurités du pathos », autrement dit dans le langage moderne, l’ordre du discours, sous lequel nous sommes le plus souvent ensevelis et dans lequel le statut du corps est un statut animal ?

Le programme est ambitieux et l’enjeu d’apprendre à penser immense : il s’agit d’entrer dans « une langue maternelle humaine et dans la langue paternelle révélée ». Il s’agit de se réapproprier correctement la question du corps et de la pensée (devenues inintelligible depuis le dualisme cartésien). Cela suppose un passage, celui du corps fantasmé au corps réel, c’està-dire au corps comme lieu de révélation. Ce qu’exprime toute la tradition biblique. Sortir de la langue maternelle non humaine constitue le premier effort, la première libération.

Toute l’humanité a construit des temples, qui sont, nous dit l’auteur, « les métaphores architecturales du corps humain », et qui fournissent une « réinstruction collective par des images et des rituels de ce qu’est le corps humain ». Pourquoi ? Parce que nous avons oublié. Nous avons oublié d’abord que nous sommes pensés, et nous avons oublié ce qu’est notre corps. « L’oubli de mon propre corps est le corollaire de l’oubli du fait que je suis pensé » (p. 49).

Ce n’est pas la moindre de ses vertus, Enigme de la pensée nous fait entrer dans le mystère de ce corps « temple de l’Esprit saint », et nous y pénétrons avec la lumière et les outils de la raison, et non plus dans les balbutiements de la théologie ou du catéchisme pastoral.

Ce corps, objet de révélation, est aussi un objet de construction, et c’est précisément le sens du travail. Par le travail l’homme façonne sa propre présence au monde. Voilà qui redonne au mot « travail » un tout autre sens que celui de nos modernes travaux forcés…

Le monde qui nous entoure est intelligible. Dans cette perspective, le temple est construit d’une part comme mémoire de la présence invisible de cette souveraine intelligibilité et d’autre part comme révélation du « cogitor », du fait que je suis pensé. L’éveil de l’homme à lui-même passe par l’éveil à l’intelligibilité du monde qui l’entoure. Mais ce n’est que la première des anamnèses. Pour que la pensée s’exprime, il faut la médiation du langage, qui prend la place des choses et s’y substitue jusqu’à constituer une sorte d’écran qui nous empêche de voir le réel. C’est le sens du mythe de Babel, exposé dans la neuvième poursuite. Babel : le lieu où l’homme prétend à une unité qu’il se donne lui-même au lieu de la recevoir de Dieu ; Babel, le lieu symbolique de la confusion mentale, – encore la nôtre – ; Babel, le lieu où les mots ont remplacé les choses et occultent la réalité sous un voile mental.

Il faut donc s’interroger sur ce que c’est qu’un nom. Et voila la théorie du mot et de la chose : ce qu’est la chose, ce que les philosophes appellent la « quiddité ». Pour résumer drastiquement un exposé déjà concis, la désignation est un geste qui montre la chose et la distingue, la marque. Cette marque « le type », est gravé dans l’homme, (non dans la chose, contrairement à une tradition philosophique largement reconduite). Or, la manière dont Dieu se donne est comme une signature dans les choses et dans l’homme, cette signature est en quelque sorte le « nom de Dieu ».

Autrement dit, le terme de la pensée, c’est Dieu.

Toute la tradition catholique répète à satiété que Dieu nous aime, mais elle ne met que rarement en avant cette simple idée : Dieu nous pense. Je suis pour Dieu un objet de pensée autant qu’un objet d’amour. Non pas un objet de pensée stérile et vain, comme dans notre univers mental, mais un objet de pensée qui me constitue comme être pensant et par conséquent constitue la source de ma pensée comme divine.

Enigme de la pensée est une somme, il est vrai, autrement dit quarante années de patient travail, mais c’est aussi un guide pratique de comment apprendre à penser, ou comment décider librement de ne pas se soumettre aux idées modernes.

Non, nous ne sommes pas les purs produits de notre milieu familial ou social, mais le fruit de l’intelligence et de l’amour divin, de la Pensée de Dieu. Et cette Pensée s’exprime dans une parole. Nous participons, si nous le voulons bien, de cette « Parole » de Dieu, dans l’architecture vivante qu’Il a conçu et voulu.

Mais pour le comprendre il nous faut accepter le lent cheminement de la pensée rationnelle, de ses détours, de ses pauses, de ses haltes, de ses lentes digestions et de ses incertaines et improbables pérégrinations.

Et donc de relire au moins trois fois ces quinze poursuites qui traquent un bien étrange gibier…

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PRESENTATION de l’éditeur :
Cet ouvrage se propose d’introduire une nouvelle façon d’étudier l’anthropologie en l’abordant par le thème de « la pensée » qui n’a pas d’âge, car nous sommes là au cœur de ce qui fait l’« Homme », comme le déclarait Blaise Pascal : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. »

La pensée humaine est une énigme pour elle-même : comment « penser la pensée » ? Nous sommes nécessairement juges et parties !

Il se trouve que les hommes ont dit à travers les mythes ce qui ne pouvait pas monter immédiatement à leur conscience explicite, faute d’un développement de la logique. C’est pourquoi ils se sont exprimés de façon énigmatique par des récits mythiques parmi lesquels on trouve aussi des récits à caractère « révélé ». L’intuition mythique s’allie fort bien à un développement récent de la logique quaternaire pour rendre explicite des structures où paraissent des termes habituellement non-dits, comme ceux décrivant les « prototypes » a priori inconnaissables, ou encore les « archétypes » à peine entrevus dans la pensée sur les symboles.