Jean-François Froger, Du combat spirituel à la déification, Éditions grégoriennes, 2019
Recension
Marion Duvauchel
Publié il y a bientôt six ans, Du combat spirituel à la déification est la mise par écrit d’un cycle d’enseignement donné dans le cadre d’une retraite animée au monastère de Cerfroid, pendant trois années consécutives. L’objectif affiché en était de « disposer les cœurs et les âmes à une « rencontre » où « la fine toile qui nous sépare de la connaissance véritable de la divinité pourra être brisée » (p. 136). Avec ce livre, l’enseignement d’abord réservé à quelques-uns est ouvert à tous ceux qui sont disposés à « l’entendre » c’est-à-dire à le laisser retentir dans leur cœur et leur intelligence, à le laisser mûrir aussi et donner du fruit.
Pour comprendre l’objectif énigmatique de ces trois retraites, il faut commencer par la mi-temps du livre : un long passage in extenso de saint Jean-de la Croix, dans lequel notre saint patron des mystiques décrit précisément les trois « toiles » qui nous séparent de Dieu. Les deux premières toiles qu’il faut briser, toute l’histoire de l’ascèse chrétienne nous en donne le rude mode d’emploi : vendre ses biens pour les donner aux pauvres, se raser ou de se couvrir la tête avant de se cloîtrer, passer de longues heures en prière, jeûner, se mortifier. La voie de saint Jean est la voie de l’amour et l’ascèse de son siècle n’est plus la nôtre.
J. F. Froger propose une voie de connaissance qui implique un autre type d’ascèse et de renoncement : elle invite à une conversion de l’intelligence.
La piété nous presse de changer de conduite pour abandonner les convoitises de ce monde (…). Elle ne nous presse pas moins de changer de conduite en ce qui concerne l’intelligence », tout simplement « parce que la corruption de l’intelligence est invisible et insensible ».
Il faut briser la toile qui empêche l’intelligence humaine de communiquer avec l’Intelligence souveraine, l’Intelligence divine, dans un échange sublime qui est une union et que saint Jean de la Croix appelle « une rencontre ». Il faut libérer l’intelligence de la toile qu’elle a construite elle-même, toile d’idées fausses qui l’enserrent et l’empêchent d’entrevoir la Bonté, de l’Amour, la Beauté de Dieu. Il faut en particulier « sortir de la pensée expérimentale et des modèles intellectuels forgés par des siècles de réussite matérielle et technique (…) de cette sagesse conduisant au nihilisme, au transhumanisme dont l’image la plus sûre est celle des cadavres embaumés dans les pyramides ». (p. 224).
La vraie mort n’est pas la mort biologique mais la mort spirituelle, et le plus grand obstacle« est en nous-mêmes, dans la façon dont nous écoutons et comprenons ». Mais aussi dans la façon dont nous recevons, à commencer par la vue réelle du péché, qui est « notre incapacité d’être dans la foi et la justice ». Douloureuse expérience, mais salvifique puisqu’elle fait entrevoir l’Amour de Celui qui enlève le péché du monde. Il faut donc comprendre la nature même de ce péché à travers les images qui nous informent : le sens de la nudité honteuse d’Adam et Eve, la « chair de péché » qui est la nôtre. Toute une exégèse est développée qu’il nous suffit de suivre et de méditer.
Cette libération, qui est délivrance et guérison requiert d’abord un combat. C’est l’objet des quinze premiers entretiens. Qui combattre ? les « principautés et des puissances mauvaises ». « Au cœur de la recherche scientifique se cachent de féroces démons ». Nous commençons à voir les fruits mauvais des énergies mauvaises libérées dans l’histoire, de « ces esprits rebelles qui suscitent toujours la même convoitise vers une intelligence parfaitement auto-référente ».
Le remède, c’est de se renier soi-même. Première toile à briser. Suivre le Christ implique l’expulsion du démon mais aussi la crucifixion de l’homme intérieur et de ce à quoi il s’est identifié.
Ces chapitres/entretiens n’éclairent pas seulement les images du combat que fournit saint Paul – l’épée de justice, la cuirasse, les chaussures, le bouclier, le glaive, ils sont aussi destinés à éclairer « le rôle du monde angélique qui se révèle dans la lecture croisée des Écritures et de l’enseignement de Jésus ». C’est précisément cette lecture croisée qui nous est proposée en s’appuyant sur une grande diversité de thèmes reliées entre deux : le don de force et de ce qu’il signifie ; les conditions de l’amour fraternel et du monde qui vient… Comme un prisme qui réfléchit la lumière par tous ses côtés.
L’auteur rappelle encore s’il en est besoin que « les Écritures ne manipulent pas des abstractions mais des images », c’est le sens des images qui nous est restitué toujours accompagné des passages de la Torah ou de l’Évangile, traduits au plus près du texte araméen de départ et de la trace orale. ». « On ne peut comprendre la parole sans un don divin d’une inspiration angélique juste ». C’est tout le sens de la parabole du semeur, fondée sur « un schème universel dans les Écritures, à savoir le cycle des six jours de la Création » (p. 175) Car « penser la Création » est l’une des ambitions du bibliste, mais six pages, ce n’est pas assez et pour ceux qui ont soif, il y a Le livre de la Création.
Cette deuxième suite de quatorze chapitres touche plus précisément à la « connaissance de Foi ». C’est donc les images qu’il faut contempler, à commencer par celle du Temple, « présence divine avec le peuple, dont la connaissance commence avec Moïse » et qui fonde la notion de « grand-prêtre.
Ceux qui ont lu les ouvrages majeurs de Jean-François Froger (La couronne du grand-prêtre, le livre de la nature humaine et le Livre de la Création) peuvent retrouver là ce qu’il y a développé en s’appuyant plus largement sur la logique quaternaire. Ceux qui n’ont pas ouvert cette « somme en trois volumes » disposent là d’une excellente introduction à cette « nouvelle apologie du christianisme » (pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages).
Sous une forme un peu « étoilée », on retrouvera ou l’on découvrira la signification de la circoncision ; pourquoi les disciples ne pouvaient comprendre l’enseignement de Jésus qu’une fois qu’Il était ressuscité ; le paradoxe du Temple, dont le modèle est la « seule image pédagogique à notre disposition et qui est une la représentation terrestre de la réalité céleste qui est la présence de Dieu parmi les hommes » ; que les sexes n’ont pas leur sens dans leur fonction biologique, (ce qui feraient de l’homme et de la femme des animaux), mais qu’ils sont signes d’une différenciation créatrice figurée à travers ce Temple, la maison du Père ; qu’il est la figure de la nature humaine qu’il nous faut comprendre pour devenir authentiquement des disciples et « être engendrés de Dieu ».
Ce Temple dont il faut chasser les marchands, comme il nous faut les chasser de notre cœur.
L’image essentielle de cette deuxième suite d’entretiens n’est plus la toile à briser, mais le voile qui couvre le visage de Moïse, et nous suivons le « plus grand des prophètes » à partir de la lecture de l’Exode au chapitre 34.
La troisième partie est le volet plus anthropologique, dans une tonalité plus nerveuse. « Tous les refus que Jésus a essuyé viennent de la préséance donnée à l’interprétation philosophique des Écritures et de la liturgie du Temple ou encore selon l’interprétation mondaine des scribes et des pharisiens » qui ont remplacé la Torah par la coutume. Les imaginations philosophiques comme aussi les apports d’une anthropologie évolutionniste (donc darwinienne) font partie de cette « toile » qu’il faut laisser brûler pour permettre une « rencontre ». Cette troisième partie est aussi l’occasion d’abattre quelques idées répandues, voire quelques sottises, sur l’idée de religion, l’existence de Dieu, sur le rituel, la loi et son principe pour la vie des hommes et la question de l’autorité et de sa source.
C’est encore et toujours la question de la connaissance qui est posée, et de la révélation dans la connaissance humaine. C’est saint Pierre Chrysologue qui vient cette fois à l’appui :
« La connaissance de Dieu est maintenant dans la pâte : elle se répand sur les sens, elle gonfle les cœurs, augmente les intelligences, et comme tout enseignement, les élargit, les soulève et les épanouit aux dimensions de la sagesse céleste. Tout sera bientôt levé. Quand ? A l’avènement du Christ ».
Là où il y a connaissance, il y a enseignement et il y a parole. Ce qui donne la vie, c’est la conformité à la parole divine, parce que c’est elle qui donne la vie. Les choses cachées depuis la fondation du monde sont révélées aux petits et aux humbles, ceux dont l’intelligence n’est pas ligotée par cette toile qui empêche de laisser passer la Lumière et de la désirer.
La première toile que décrit saint Jean de la Croix est temporelle. La deuxième toile est naturelle, elle fait « division » entre Dieu et l’âme. Une fois spiritualisée et déliée, alors la Divinité se laisse apparaître à travers elle. La troisième toile que saint Jean décrit, moins rigoureuse, est dite « sensitive », c’est celle qui comprend l’union de l’âme et du corps. La vraie mort n’est pas la disjonction de l’âme et du corps, la vraie mort est spirituelle.
Quand les trois toiles sont brisées, alors l’homme entre dans la Vie.
Jésus sauve pour la déification de l’homme. Il n’est venu que pour cela. Le combat spirituel n’a de sens qu’en vue de ce projet divin, de cette volonté divine à laquelle il nous faut librement consentir parce que cette volonté est souveraine Intelligence et Amour souverain et elle est exprimée dans l’une des clauses de la prière bien connue des chrétiens : « Que Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».
La volonté de Dieu, c’est le salut de l’homme, donc la divinisation de la nature humaine corollaire de la déification de l’âme « ce joyau ». C’est ce que dit la théologie.
Encore fallait-il qu’on s’employât à le démontrer.
Voilà, on s’y est employé, on salue, on rend grâce !