Homélie du Fr. Jean-Sébastien, ocd – Vendredi 19 juillet 2024
En ce temps-là, un jour de sabbat, Jésus vint à passer à travers les champs de blé, ; ses disciples eurent faim et ils se mirent à arracher des épis et à les manger. Voyant cela, les pharisiens lui dirent : « Voilà que tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du sabbat ! » Mais il leur dit : « N’avez-vous pas lu ce que fit David, quand il eut faim, lui et ceux qui l’accompagnaient ? Il entra dans la maison de Dieu, et ils mangèrent les pains de l’offrande ; or, ni lui ni les autres n’avaient le droit d’en manger, mais seulement les prêtres. Ou bien encore, n’avez-vous pas lu dans la Loi que le jour du sabbat, les prêtres, dans le Temple, manquent au repos du sabbat sans commettre de faute ? Or, je vous le dis : il y a ici plus grand que le Temple. Si vous aviez compris ce que signifie : Je veux la miséricorde, non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné ceux qui n’ont pas commis de faute. En effet, le Fils de l’homme est maître du sabbat.
Le shabbat est universellement reconnu comme le jour sacré du Judaïsme. L’origine de cette obligation se trouve dans la révélation de Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, comme le décrit le livre de l’Exode[1]. Dans chaque texte, on trouve ce commandement : « Six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage. Et le septième jour est un shabbat pour YHWH ton Dieu ; tu ne feras aucun ouvrage… » (Ex 20, 9 ; Ex 31, 15). On remarque l’insistance sur cette périodisation du temps, qui est à l’origine de notre semaine, basée sur l’exemple de Dieu créant le monde en six jours et se reposant le septième. Il s’agit donc de suivre l’exemple divin.
Pour clore la discussion de ce jour avec les Pharisiens, Jésus affirme : « Le Fils de l’homme est maître du shabbat » (Mt 12, 8)[2]. Saint Grégoire le Grand commente avec assurance : « Nous considérons que la personne de notre Rédempteur, notre Seigneur Jésus Christ, est le vrai shabbat. »[3] (Verum autem shabbatum ipsum redemptorem nostrum Iesum Christum Dominum habemus). En d’autres termes, Jésus incarne pleinement le sens spirituel du shabbat.
Le shabbat est aussi à l’origine du dimanche chrétien. Saint Jean-Paul II le souligne dans sa lettre apostolique Dies Domini, où il traite du passage « Du shabbat au dimanche » : « À la lumière de ce mystère, le sens du précepte vétérotestamentaire sur le jour du Seigneur est repris, intégré et pleinement dévoilé dans la gloire qui brille sur le visage du Christ ressuscité (cf. 2 Co 4, 6). Du “shabbat”, on passe au “premier jour après le shabbat”, du septième jour, au premier jour : le dies Domini devient le dies Christi ! »[4]
Les quatre évangélistes rapportent sept récits[5] où Jésus est contesté par les Pharisiens pour ses actions le jour du shabbat. Jésus enseigne que le shabbat prend tout son sens et se réalise pleinement en lui. Mais qu’est-ce que le shabbat ? Pourquoi Jésus agirait-il en contradiction avec les interdits du shabbat ? Cela semble paradoxal pour un rabbi comme Jésus ! En effet, il sait que le shabbat enseigne sur le monde, la nature humaine et Dieu. Le shabbat est un rituel d’attente de la résurrection des corps.
L’évangile du jour pose la question centrale : pourquoi les disciples de Jésus font-ils ce qui n’est pas permis le jour du shabbat ? La discussion avec les Pharisiens amène Jésus à un raisonnement a fortiori : si David a pu manger des pains sacrés (1 S 21-22), combien plus les disciples peuvent-ils manger des épis le jour du shabbat, car Jésus est plus que David ; il affirme être plus grand que le Temple : « Or, je vous le dis : il y a ici plus grand que le Temple. ». La comparaison avec David souligne la « sainteté » de Jésus et de ses disciples. Jésus est le véritable et unique Grand Prêtre, et sa résurrection le confirme. En citant la Torah, Jésus souligne que les Pharisiens s’appuient sur autre chose que la Torah, expliquant ainsi leur manque d’argumentation. Le problème est de déterminer ce qui est permis ou interdit le jour du shabbat, et quelle autorité peut trancher ces hésitations. La présence de l’esprit impur chassé de l’homme le jour du shabbat à la synagogue (Cf. Mc 1, 21 et Lc 4, 31) offre la clé de la discussion.
La Torah nécessite une interprétation, et c’est là que la « parole étrangère » peut se mélanger avec la parole de Dieu, altérant le principe d’interprétation. Aucun texte de l’Écriture ni de la tradition mishnique ne permet de juger les disciples de Jésus comme fautifs. Les Pharisiens imposent une autorité qu’ils s’attribuent eux-mêmes, tentant d’intimider les gens et d’imposer un pouvoir religieux et social abusif. Jésus ne répond pas à la provocation ; il n’entre pas en discussion avec eux, ce qui serait leur reconnaître un pouvoir. Au contraire, il enseigne une vérité fondamentale sur le shabbat : Quelles sont les conditions nécessaires pour qu’un être libre, créé « à la ressemblance de Dieu », puisse exister ? L’ensemble des actions de Jésus vise à rendre le Shabbat accessible et réel pour tous les hommes. C’est pourquoi Jésus déclare dans ce même épisode rapporté par saint Marc : « Le shabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le shabbat »[6]. Jésus nous enseigne ainsi le Repos de Dieu en l’homme, en définitive comment vivre de la sainteté divine, de la vie divine.
Jésus enseigne que ses disciples, comme les prêtres dans le Temple ou David et ses compagnons, sont consacrés, sont saints. Ils sont les compagnons de l’Oint du Seigneur (le Messie), ayant tout quitté, même l’union avec la femme. Jésus est le Saint de Dieu, comme les prêtres sont « saints » dans le Temple et comme David et ses compagnons le sont avant leur service au Temple ou avant de partir en campagne.
La révélation lie le shabbat et le sanctuaire dans la même révérence : « Vous garderez mes shabbats et vous révérerez mon sanctuaire, Moi (je suis) YHWH. » (Lv 26, 2). Il ne s’agit pas de donner des dispenses, mais d’accéder à la Vie. L’homme saint est celui où la vie de Dieu se communique. Pour que Dieu soit vraiment connu, il faudrait un homme qui soit Dieu, sans confusion ni séparation, incréé en tant que Dieu, créé en tant qu’homme, dans l’unité des deux natures. Cet homme serait l’incarnation du Verbe.
C’est Jésus, selon la foi chrétienne, une foi unique et rationnellement pensable. Toutefois, il faut reconnaître en Jésus cette union des deux « natures », divine et humaine. La manière dont Jésus a vécu le shabbat nous éclaire sur ce mystère. Ainsi, Jésus est bien le maître du Shabbat, car en lui réside la plénitude de la divinité (Cf. Col 2, 9). Amen.
Fr. Jean-Sébastien de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Pissot), ocd[7]
[1] Ex 20, 1-17. Nous trouvons dans d’autres textes de l’écriture la nécessité du shabbat Dt 5, 6-21 ; Ex 31,12-17 ; Ex 34, 21-28.
[2] Nous avons le parallèle de Mt 12, 1-8 en Mc 2, 23-28 et Lc 6, 1-5 qui n’apportent pas d’élément différent sauf qu’en Luc, les pharisiens s’adressent directement aux disciples et non à Jésus.
[3] Saint Grégoire le Grand, Homiliae in Evangelia, Homélie 15, § 6.
[4] Jean-Paul II, Lettre apostolique du pape Jean Paul II sur le dimanche : « Dies Domini », Rome, 7 juillet 1998, n° 18.
[5] I. L’homme à l’esprit impur Mc, 1, 21 / Lc 4, 31 II. L’épisode des épis arrachés Mc 2, 23 / Mt 12, 1 / Lc 6, 1 III. L’homme à la main desséchée Mc 3, 1 / Mt 12, 10 / Lc 6, 6-11 IV. La femme courbée dix-huit ans Lc 13, 10 V. L’hydropique chez le pharisien Lc 14, 1-6. VI. Le paralytique de Bézatha Jn 5, 1-18 VII. Guérison de l’aveugle-né Jn 9, 1-41.
[6] Mc 2, 23-28.
[7] Homélie s’inspire très largement du livre de Jean-François Froger, Le Maître du Shabbat, Ed. Grégorienne, 2009, p. 62-73.